Ainsi les économistes, qui donnent toujours l’exemple de la servitude, la prêchent aux autres sous le titre de Loi du marché.
« Rêvais-tu de ces jours (…)
Où, le cœur tout gonflé d’espoir et de vaillance,
Tu fouettais tous ces vils marchands à tour de bras » (Baudelaire)
Ici, « nous reconnaissons notre vieille ennemie qui sait si bien paraître au premier coup d’œil quelque chose de trivial et se comprenant de soi-même, alors qu’elle est au contraire si complexe et si pleine de subtilités métaphysiques, la marchandise. » (Debord)
Car dans le capitalisme (que ses partisans préfèrent nommer « libéralisme ») nous reconnaissons pleinement ce que les grecs anciens, il y a plus de 2500 ans, identifiaient comme la Pleonexia ( πλεονεξία ), la croissance des choses les unes aux dépens des autres. A ce principe destructeur s’opposait la Diké, le mouvement qui tend à rétablir l’équilibre perpétuellement menacé par la lutte des contraires. Notion qui faisait tout aussi bien le lien entre la société et l’univers (le Cosmos) qu’avec l’individu.
Ainsi « le médecin pythagoricien Alcméon de Crotone assimilera l’organisme à une cité où l’égalité des forces (isonomie) correspond à la santé, la maladie étant due à la prépondérance monarchique d’un des éléments sur les autres : l’idéal démocratique de l’isonomie s’érigeait ainsi en principe cosmique régulateur. » (Kostas Papaioannou)
Pour ce qui nous concerne directement, socialement, force est de constater que ce principe régulateur qui se matérialisa alors dans la démocratie a été réduit à une pure représentation, vidée de tout contenu réel. Laissant la Pleonexia de la raison marchande nous entraîner vers le néant.
La présentation d’ouvrages qui suit n’a nulle prétention à l’exhaustivité. Il serait tout à fait possible d’y adjoindre nombre d’autres ouvrages de valeur qui auraient également tout à fait leur place ici. Nous espérons simplement en l’occasion pouvoir offrir un tableau révélateur de ce à quoi nous sommes confrontés dans une certaine continuité historique. Continuité de laquelle il serait plus que souhaitable de nous extraire.
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Modeste proposition pour empêcher les enfants des pauvres d’être à la charge de leurs parents ou de leur pays et pour les rendre utiles au public de Jonathan Swift (1729)
« Je reconnais que ce comestible se révélera quelque peu onéreux, en quoi il conviendra parfaitement aux propriétaires terriens qui, ayant déjà sucé la moelle des pères, semblent les mieux qualifiés pour manger la chair des enfants. »
Se situant au tout début de l’expansion et des applications de la religion capitaliste, Jonathan Swift, avec ce pamphlet ironique et virulent, démontra qu’il en avait déjà tout à fait saisi l’essence et l’intentionnalité. La suite des temps ne fit hélas que démontrer la véracité de ses dires.
La guerre des forêts : Luttes sociales dans l’Angleterre du XVIIIe siècle
De Edward P. Thompson
Au début des années 1720, une véritable « guerre des forêts » oppose les petits paysans à l’oligarchie locale, qui entend leur interdire l’accès à ses réserves et terrains de chasse. Il en résulte une loi terrible, le « Black Act ». L’atteinte à la propriété est ainsi criminalisée à l’extrême, et cette loi ne sera abrogée qu’un siècle plus tard, en 1827. Cet épisode s’inscrit dans la longue histoire de la résistance paysanne face au capitalisme agraire, qui grignote peu à peu tous les anciens droits d’usage collectifs et réduit les plus faibles à la misère. L’analyse magistrale qu’en donne le grand historien britannique E. P. Thompson montre comment s’impose, dans l’arène juridique, la défense de la propriété individuelle contre les solidarités traditionnelles et les droits coutumiers.
Thompson discerne la question centrale de la propriété : l’enjeu est celui de la défense des droits collectifs contre une définition plus absolue et plus exclusive de la propriété, ouvrant la voie à l’individualisme possessif que le capitalisme fera bientôt triompher. (Philippe Minard)
La révolte luddite de Kirkpatrick Sale
Avec l’avènement de l’industrie, la question tend à devenir essentiellement matérialiste, la technique s’identifiant à l’objet-machine. (…) Que la question technique repose tout entière sur l’avancée de la performance matérielle, que le travail soit coupé de l’expérience, que le métier devienne « emploi », voilà qui est emblématique de ce que l’on peut appeler « technologie », et qui naît précisément sous la forme qu’on lui connaît au moment de la révolution industrielle. (préface de Celia Izoard)
Manuscrits de 1844 de Karl Marx
« L’économiste nous dit que tout s’achète avec du travail et que le capital n’est que du travail accumulé. Mais il nous dit en même temps que, loin de pouvoir tout acheter, l’ouvrier est obligé de se vendre lui-même et de vendre son humanité. »
« Sous couleur de reconnaissance de l’homme, l’économie politique, dont le principe est le travail, n’est donc plutôt que la réalisation logique du reniement de l’homme. »
La Situation des classes laborieuses en Angleterre de Friedrich Engels (1845)
« Cet indifférence brutale, cet isolement insensible de chaque individu au sein de ses intérêts particuliers, sont d’autant plus répugnants et plus blessants que le nombre de ces individus confinés dans cet espace réduit est plus grand. »
« La concurrence est l’expression la plus parfaite de la guerre de tous contre tous qui fait rage dans la société bourgeoise moderne. »
« Toute la différence par rapport à l’esclavage antique pratiqué ouvertement, c’est que le travailleur actuel semble être libre, parce qu’il n’est pas vendu tout d’une pièce, mais petit à petit, par jour, par semaine, par an, et parce que ce n’est pas un propriétaire qui le vend à un autre, mais bien lui-même qui est obligé de se vendre ainsi. »
Le Caractère fétiche de la marchandise et son secret de Karl Marx (1867)
« Une marchandise paraît au premier coup d’œil quelque chose de trivial et qui se comprend de soi-même. Notre analyse a montré au contraire que c’est une chose très complexe, pleines de subtilités métaphysiques et d’arguties théologiques. »
« D’où provient donc le caractère énigmatique du produit du travail, dès qu’il revêt la forme d’une marchandise ? Évidemment de cette forme elle-même. »
« La forme du bois, par exemple, est changée, si l’on en fait une table. Néanmoins la table reste bois, une chose ordinaire et qui tombe sous le sens. Mais dès qu’elle se présente comme marchandise, c’est une toute autre affaire. A la fois saisissable et insaisissable, il ne lui suffit pas de poser ses pieds sur le sol; elle se dresse , pour ainsi dire, sur sa tête de bois en face des autres marchandises et se livre à des caprices plus bizarres que si elle se mettait à danser. »
Paroles Indiennes
Voyez, mes frères, le printemps est venu ; promesse de liberté et de joie partagées. Chaque graine s’éveille et de même chaque animal reprend vie. Ainsi se reproduit le miracle de cette vie que nous avons reçu. C’est pourquoi nous concédons à tous nos semblables et même à nos voisins les animaux le même droit qu’à nous d’habiter cette Terre. Pourtant, écoutez-moi, vous tous, nous avons affaire maintenant à une autre race et ce n’est pas la couleur de sa peau qui permet de la distinguer. Petite et faible du temps de nos aïeux, son avidité sans limite, sa fièvre de posséder et de détruire, l’ont rendu maîtresse de cette Terre commune à tous. Ces gens-là ont établi beaucoup de règles que les riches peuvent briser mais non les pauvres. Ils ont su enfermer les multitudes dans la solitude et le désespoir. Ils prélèvent des taxes sur les pauvres et les généreux pour entretenir les riches qui gouvernent. Ils traitent cette Terre comme leur propriété. Ils saccagent tout par leur bêtise et leur égoïsme puis se barricadent contre ceux dont ils ont ruiné la vie. Ils défigurent toujours plus notre terre par leurs constructions et leurs ordures. Cette race est pareille à un torrent de boue qui détruit tout sur son passage. Nous ne pouvons vivre côte à côte. Nous ne pouvons partager avec eux le même monde.
D’après les paroles de Sitting Bull, chef Sioux Hunkpapa. (1875)
L’age de l’ersatz et autres textes contre la civilisation moderne par William Morris (vers 1885)
Pendant ce temps et sous cette culture apparente, s’active le grand système commercial, pierre angulaire de cette société, que les gens cultivés croient être à leur service mais qui en réalité les domine et détruit les rapports sociaux. Car ce système est par essence une guerre, et seule sa mort le changera; cette guerre, homme contre homme, classe contre classe, dont la devise est : « Ce que je gagne, tu le perds », durera jusqu’au grand bouleversement dont le but final est la paix.
Mais c’est perdre son temps que de vouloir exprimer l’étendue du mépris que peuvent inspirer les productions de cet âge bon marché dont on vante tellement les mérites. Il suffira de dire que le style bon marché est inhérent au système d’exploitation sur lequel est fondé l’industrie moderne. Autrement dit, notre société comprend une masse énorme d’esclaves, qui doivent être nourris, vêtus, logés et divertis en tant qu’esclaves, et que leurs besoins quotidiens obligent à produire les denrées serviles dont l’usage garantit la perpétuation de leur asservissement.
Oui : il faut encore que les ouvriers prêtent main forte à la grande invention industrielle de l’époque : la falsification, et qu’ils s’en servent afin de produire pour eux-mêmes un simulacre dérisoire du luxe des riches ! Car les salariés vivront toujours comme l’ordonnent leurs payeurs, et le mode de vie qu’ils ont est celui que leur imposent leurs maîtres.
S’ils le pouvaient, ces gens-là débarrasseraient les rues des marchands ambulants, des joueurs d’orgue de Barbarie, des défilés et conférenciers de tous acabits, pour les transformer en couloirs de prison respectables, où le peuple passerait péniblement pour aller au travail et en revenir.
Voyons maintenant ce que pourrait être dans l’avenir l’enseignement, aujourd’hui totalement soumis au commerce et à la politique. Personne n’est éduqué pour devenir un homme, mais certains le sont pour détenir la propriété et d’autres pour la servir.
Alexandre Marius Jacob, voleur et anarchiste par Jean-Marc Delpech (vers 1900)
Vous appelez un homme « voleur » et « bandit », vous appliquez contre lui les rigueurs de la loi sans vous demander s’il pouvait être autre chose. A-t-on jamais vu un rentier se faire cambrioleur ? J’avoue ne pas en connaître. Moi qui ne suis ni rentier ni propriétaire, qui ne suis qu’un homme ne possédant que ses bras et son cerveau pour assurer sa conservation, il m’a fallu tenir une autre conduite. La société ne m’accordait que trois moyens d’existence : le travail, la mendicité, le vol. Le travail, loin de me répugner, me plaît. L’homme ne peut même pas se passer de travailler ; ses muscles, son cerveau possèdent une somme d’énergie à dépenser. Ce qui m’a répugné, c’est de suer sang et eau pour l’aumône d’un salaire, c’est de créer des richesses dont j’aurais été frustré. En un mot, il m’a répugné de me livrer à la prostitution du travail. La mendicité, c’est l’avilissement, la négation de toute dignité. Tout homme a droit au banquet de la vie.
Le droit de vivre ne se mendie pas, il se prend.
Le vol, c’est la restitution, la reprise de possession. Plutôt que d’être cloîtré dans une usine, comme dans un bagne, plutôt que de mendier ce à quoi j’avais droit, j’ai préféré m’insurger et combattre pieds à pieds mes ennemis en faisant la guerre aux riches, en attaquant leurs biens. Certes, je conçois que vous auriez préféré que je me soumisse à vos lois ; qu’ouvrier docile avachi j’eusse créé des richesses en échange d’un salaire dérisoire et, lorsque le corps usé et le cerveau abêti, je m’en fusse crever au coin d’une rue. Alors vous ne m’appelleriez pas « bandit cynique » mais « honnête ouvrier ». Usant de la flatterie, vous m’auriez accordé la médaille du travail. Les prêtres promettent un paradis à leurs dupes ; vous, vous êtes abstraits, vous leurs offrez un chiffon de papier.
Le capitalisme comme religion de Walter Benjamin (1921)
Le capitalisme est probablement le premier exemple d’un culte qui n’est pas expiatoire mais culpabilisant. Ce système religieux est entraîné ici même dans un mouvement monstrueux. Une conscience monstrueusement coupable qui ne sait pas expier se saisit du culte, non pas afin d’expier en lui cette culpabilité mais d’en faire une culpabilité universelle, d’en saturer la conscience (…). Il tient à l’essence même de ce mouvement religieux qu’est le capitalisme de persévérer jusqu’à la fin (…) , jusqu’à ce que soit atteint un état universel de désespoir. L’inouï du capitalisme sur le plan historique réside dans le fait que la religion n’est plus réforme de l’être mais sa dévastation.
Les hommes qui sont parqués dans le périmètre de ce pays ont perdu le coup d’œil qui seul permet de discerner les contours de la personne humaine. Tout homme libre semble à leurs yeux un original.
Viande à brûler de César Fauxbras (1934)
1934-1935, suite à la « crise » de 1929 apparaît en France le chômage de masse. Un grand nombre d’ouvriers, d’employés se retrouvent à dépendre des maigres allocations que leur dispute âprement une administration tatillonne à la chasse des « resquilleurs ». Survivre pour tous ces gens redevient une problématique quotidienne face aux logiques implacables du marché « libéré ». César Fauxbras sait de quoi il parle, lui qui vécut souvent en leur compagnie, partageant leur misère et leurs rares bonheurs. Mais son regard est sans concession et ne fait pas dans le misérabilisme. Il n’est pas dans sa manière de cacher ce qui dérange. Cette franchise lui valut la censure de « L’Humanité » au moment de la parution de ce livre; ce qui ne surprendra personne après lecture, vu le peu d’illusion qu’il y nourrit sur la valeur émancipatrice du parti stalinien dont les cadres ne semblent avoir d’autres ambitions que de remplacer la bourgeoisie dans la structure hiérarchique de la société.
Et puis plus loin encore :
Mais les pires ennemis du peuple ne sortent-ils pas du peuple ? La bourgeoisie, depuis qu’elle règne, n’a-t-elle pas recruté ses soutiens parmi les prolétaires ? Le capitalisme survivrait-il un seul jour à la défection de la police, de la garde mobile, de l’armée de métier, toutes issues de la plèbe ?
Sans valeur marchande de Michel Bounan (2001)
Quant aux excessives inégalités sociales que, loin d’avoir réduites à néant selon les promesses du siècle dernier, notre époque a propagées à l’échelle de la planète, on a exposé depuis longtemps que le principe du profit, qui anime fondamentalement toute société marchande, conduit à une accumulation de plus en plus grande des richesses, et du pouvoir qu’elles confèrent, dans des mains de moins en moins nombreuses, et à un appauvrissement tel du reste du monde qu’actuellement un homme sur quatre souffre de malnutrition.
Pollutions chimiques et radioactives, déforestations massives, désertification accélérée des terres et disparition d’espèces vivantes à un rythme inconnu jusqu’alors, empoisonnement planétaire de l’air, de l’eau et des aliments, famines endémiques et épidémies nouvelles ne sont pas des « bavures » qu’on pourrait prévenir ou corriger. Elles résultent visiblement du fonctionnement normal de notre mode de production à son stade actuel et des exigences du marché dans notre civilisation.
Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable (2008)
De Réné Riesel et Jaime Semprun
En achevant de saper toutes les bases matérielles, et pas seulement matérielles, sur lesquelles elle reposait, la société industrielle crée des conditions d’insécurité, de précarité de tout, telles que seul un surcroît d’organisation, c’est-à-dire d’asservissement à la machine sociale, peut encore faire passer cet agrégat de terrifiantes incertitudes pour un monde vivable.
Des fins du capitalisme : Possibilités I de David Graeber (2007)
Comment le capitalisme a-t-il fini par imposer son mode de vie au point de paraître naturel ? Peut-on décrire ses fins ? Peut-on penser sa fin ? Que se passerait-il si la hiérarchie n’avait rien d’une structure nécessaire à la vie sociale ? Si le travail salarié était l’héritier direct de l’esclavage ? Si la notion de « consommation » exprimait un idéal de destruction ? Et si le fétichisme était plus fort et plus rigide dans le capitalisme que dans les sociétés dites primitives ?
Pour parvenir à ses fins, le capitalisme n’a jamais fait que poser des bornes pour circonscrire l’activité humaine dans la logique idéologique qui est la sienne, celle des possesseurs du capital justement; celle de leurs vues bornées et de leur égoïsme mesquin dont chacun peut mesurer désormais les effets désastreux à l’échelle de notre planète. Au point que les « fins du capitalisme » semblent de plus en plus s’assimiler à notre propre fin.
Tout cela a évidemment contribué à établir les structures définitoires du capitalisme : à savoir un moteur de production infinie qui ne peut maintenir son équilibre que par une croissance continue. Des cycles infinis de destruction semblent alors constituer nécessairement l’autre face de ce processus. Pour ouvrir la voie à de nouveaux produits, il faut se débarrasser de ces rebuts; les détruire ou au moins les écarter comme démodés ou dénués d’intérêt. Et c’est bien cela la structure qui permet de définir la société de consommation : une société qui écarte toute valeur durable au nom du cycle sans fin de l’éphémère.
Le sens du vent : Notes sur la nucléarisation de la France au temps des illusions renouvelables
Par Arnaud Michon (2010)
L’époque actuelle, peu avare d’informations réellement dramatiques, montre assez que la connaissance des nuisances qui nous assaillent ne conduit pas nécessairement à la révolte, mais plus souvent au déni ou à une sorte de passivité accablée.
Nuisance écologique mineure lorsqu’on la compare à l’énergie nucléaire, l’exploitation industrielle des énergies renouvelables n’en représente pas moins une nuisance idéologique majeure. « Solution de rechange » aussi concrète qu’illusoire, déjà adoptée par un citoyennisme alternucléaire prêt à tous les accommodements, elle occupe le terrain et contribue à refouler l’expression d’une critique antinucléaire plus cohérente.
En bref, il s’agit de montrer qu’une critique conséquente de l’industrie électronucléaire et de ses prétendues alternatives renouvelables ne saurait exister sans critiquer tout le système des besoins qui, dans la présente organisation sociale, impose une production massive d’énergie.
De tous les tangibles désastres apportés par le capitalisme industriel, le dérèglement climatique apparaît à la fois comme l’aboutissement et l’emblème. Le système capitaliste, en effet, aura à peu près tout investi et tout dévasté dans le monde, jusqu’au temps qu’il fait.
Caliban et la sorcière de Silvia Federici (2014)
Avec la disparition de l’économie de subsistance qui prédominait dans l’Europe précapitaliste, l’unité entre production et reproduction, typique de toutes les sociétés reposant sur une production pour l’usage, prit fin. (…) Dans le nouveau régime monétaire, seule la production de valeur pour le marché était définie comme activité créatrice de valeur, alors que la reproduction du travailleur commençait à être perçue comme étant sans valeur d’un point de vue économique, et même cessait d’être prise comme un travail. (…) L’importance économique de la reproduction de la force de travail effectuée dans le foyer et sa fonction dans l’accumulation du capital devint invisible, mythifiée comme aspiration naturelle et qualifiée de « travail de femme ».
Le capitalisme fut la contre-révolution qui réduisit à néant les possibilités ouvertes par la lutte anti-féodale. Ces possibilités, si elles étaient devenues réalités, nous auraient épargné l’immense destruction de vies humaines et de l’environnement naturel qui a marqué la progression des rapports capitalistes dans le monde entier. Il faut bien le souligner, parce que cette croyance en une « évolution » depuis le féodalisme vers le capitalisme, tenu pour une forme supérieure de vie sociale, n’a toujours pas disparu.
On voit aussi que la promotion de l’augmentation de la population par l’État va de pair avec une destruction massive de la vie: en de multiples occasions historiques (voir l’histoire de la traite des esclaves), l’une est la condition de l’autre. Dans un système où la vie est soumise à la production de profit, l’accumulation de la force de travail ne peut être réalisée qu’avec le maximum de violence, de sorte que la violence elle-même devient la principale force productive.
Manuel de l’antitourisme de Rodolphe Christin (2017)
Ce livre est un constat lucide sur la manière dont la domination marchande mondialisée a tué le voyage et tout ce qu’il contenait comme promesse de découverte et d’expérience. Comment le voyageur a été transformé en touriste et en consommateur au service de la machine économique. Comment le tourisme est devenu lui-même machine à détruire ce qui demeurait de cultures originales, d’espaces naturels et, pire encore, d’authenticité dans les relations humaines.
« On parla, au fil des temps, de démocratisation des voyages, sans se rendre compte que, bien des années plus tard – aujourd’hui -, la démocratie deviendrait pour beaucoup soluble dans la consommation. Et le tourisme devint consommation, élément majeur du devenir-économie du monde. Désormais, la libération initiale, devenue la norme, se fait oppressante : elle martyrise natures et sociétés humaines, opprime l’esprit des voyages et transforme l’hospitalité des lieux en prestations, les habitants en prestataires, les paysages en décors. Voilà où l’on est arrivé. »
« La consommation du monde servirait notre épanouissement individuel et, partant, justifierait le système touristique en érigeant ses vertus pour chacun.
Cela suppose que notre vie, ici, ne se suffit pas. le tourisme est l’indispensable industrie d’un capitalisme mobilitaire qui alimente la demande en jouant sur l’insatisfaction permanente propre au désir de consommation. Cette forme de frustration entraîne le mouvement. (…) le tourisme propose de quoi oublier ses soucis, à défaut de permettre de régler ses problèmes. »
« Supportant mal les situations et les engagements de longue durée, le touriste surfe, zappe, naviguant au gré de ses envies géographiques. Son carburant psychique est l’insatisfaction. Il est mû par le désir vague de renouveler ses sensations grâce au mouvement dans l’espace, qui doit apporter son lot d’étrange nouveauté, à la condition que celle-ci soit inoffensive et que son expérience soit dûment bordée de coussins de sécurité et de voies de détresse bien balisées. »
Pourtant, et c’est là que nous retrouvons cette vieille logique interne du capitalisme, le tourisme « est le luxe d’une minorité dont l’impact concerne une majorité. (…) Fort de son bon droit et de sa bonne conscience, le tourisme dessine un clivage subtil entre ceux qui ont les moyens de profiter du monde et les autres qui sont là pour servir. »
Mais alors « que reste-t-il des liens entre tourisme et voyage, justement ? (…) le touriste, cet autre soi-même que le voyageur voudrait un moment oublier, ce touriste donc, devant lui où qu’il aille, signifie la ruine de son voyage, l’anéantissement de sa découverte. Alors tout est bon pour éloigner cet anti-héros du voyage de son univers subjectif : le fuir en visitant des lieux que les touristes n’ont pas encore envahis. le mépriser, prétendre ne rien avoir de commun avec lui. »
Un tableau intéressant, à travers cette problématique particulière, de cette schizophrénie où nous fait constamment verser la logique marchande dans un monde réduit à sa sphère économique et où les réalités humaines dans leurs diversités sont constamment bafouées et sciemment occultés. On ne s’étonnera pas qu’à coté de cette figure déplorable du touriste apparaisse en complément ou en négatif celle du migrant, fuyant les guerres et les tueries, la famine et la misère. Autre voyageur, bien contre son gré, partout rejeté et méprisé parce que démuni. Conséquence directe pourtant de cette même organisation du monde qui a choisi la valeur froide du profit et de l’argent contre l’humain et le commun.
La Fabrique du Musulman de Nedjib Sidi Moussa
N’est-on pas en train de tout mettre en œuvre pour séparer le prolétariat français d’origine algérienne – à commencer par sa jeunesse – du reste du prolétariat de France ?
Et, donc, se servir de ce groupe pour faire exploser la classe ouvrière, ses organisations et ses conquêtes ?
L’extrême confusion de nos contemporains, gavés de publireportages et d’infodivertissement, doit beaucoup à la liquidation programmée de toute espèce de conscience historique.
Faisons plutôt en sorte qu’il nous soit permis de préférer, aux obscurantismes anciens ou nouveaux, les quatrains d’un épicurien sceptique :
« Au printemps, sur la berge d’un fleuve ou sur le bord d’un champ
Avec quelques compagnons et une compagne belle comme une houri,
Apportez la coupe… ceux qui boivent la boisson du matin
Sont indépendants de la mosquée et libres de la synagogue. »