Propositions anarcho-féministes dans « La conquête du pain »

de Pierre Kropotkine

Kropotkine écrit d’un point de vue androcentrique. Dans ses textes, nous trouvons un auteur qui regarde le monde à travers les yeux et la position d’un homme blanc hétérosexuel. Néanmoins, Kropotkine propose des analyses fondamentales qui rejoignent les propositions actuelles de certaines branches du féminisme.

La conquête du pain est l’un des textes anarchistes les plus célèbres, traduit dans plusieurs langues et publié dans les régions les plus reculées de la planète ; cet ouvrage a inspiré plusieurs processus révolutionnaires, comme celui de l’Ukraine de Majnó et celui de l’Espagne de 1936. Comme beaucoup d’auteurs éminents, Kropotkine écrit d’un point de vue androcentrique. En d’autres termes, il est clair dans son texte que nous avons affaire à la parole d’un auteur qui regarde le monde à travers les yeux et la position d’un homme blanc hétérosexuel.

La persistance du regard patriarcal dans le texte de Kropotkine se concentre, d’une part, sur la non-visibilisation des références féminines (Olympe de Gouges, Flora Tristán, Louise Michel, etc.), nous transmettant ainsi un regard biaisé, partiel et androcentrique de l’expérience révolutionnaire, maintenant des stéréotypes sexistes et des rôles de genre dans certaines parties de son analyse socio-économique. D’autre part, dans ses propositions libertaires, il est si laconique lorsqu’il s’agit de parler de la situation des enfants qu’il ne remet pas en question ni ne propose un autre mode de prise en charge des enfants que celui des soins maternels, laissant entendre que ce sont les mères qui doivent quitter le travail collectif pour s’occuper des enfants. Nous pouvons donc affirmer que, malgré sa valeur révolutionnaire dans d’autres aspects de la vie sociale, La conquête du pain établit un silence autour d’autres questions d’oppression des femmes telles que le mariage et la famille traditionnelle. Des questions qui par ailleurs préoccupaient Bakounine.

Kropotkine n’a pas vu la valeur économique de la sexualité humaine, ce qui se reflète dans son œuvre. Son célèbre livre La conquête du pain en est un exemple. Et ce n’était pas seulement parce qu’il ne voyait pas que c’était important, mais parce qu’en fait, il croyait que ça ne l’était pas. Nous pouvons l’affirmer grâce à un passage d’E. Goldman, dans sa biographie Vivre ma vie. Dans celle-ci, elle raconte comment lors d’une de ses rencontres londoniennes avec Kropotkine, ils ont eu une discussion lorsque le géographe lui a reproché que, dans son travail de propagande, Goldman consacrait trop de place à la question sexuelle. En racontant la scène, Emma Goldman souligne que Sofia Ananiev, la compagne de Kropotkine (dont on peut souligner la formation scientifique en tant que biologiste et qui reste aujourd’hui dans l’ombre de son mari), les accompagnait en silence alors qu’elle cousait une robe pour leur fille (Goldman, 1996 : 286).

Contributions à l’émancipation des femmes dans La conquête du pain

Malgré ces limites, le texte de Kropotkine contient des analyses fondamentales qui rejoignent les propositions actuelles de certaines branches du féminisme, telles que les approches de certaines économistes féministes ou de certains mouvements révolutionnaires comme les zapatistes et les kurdes.

L’un des aspects les plus frappants est que Kropotkine détecte et soulève des problèmes liés au travail qui concernaient l’existence des femmes de son époque, dénonçant ainsi l’oppression patriarcale dans le domaine du travail et de l’économie. Il est important d´observer comment il commence à mettre en évidence, dans certaines parties de son œuvre, les contributions des femmes dans le domaine économique, en leur donnant une identité propre en tant que travailleuses et productrices. Par exemple, lorsqu’il parle de la manière d’obtenir plus de nourriture en cultivant les terres destinées aux parcs et jardins de Paris, il fait allusion aux contributions des hommes et des femmes.

Un autre aspect que Kropotkine inclut dans son livre est d’une grande importance : les effets spécifiques sur la santé des femmes qui ont certains emplois manufacturiers, comme il le dénonce pour les mauvaises conditions de certaines usines en Angleterre.

Bien que la plus grande contribution de Kropotkine en matière de féminisme soit sans aucun doute la revalorisation de la sphère reproductive dans son concept dÉconomie. Kropotkine affirme clairement dans cette œuvre qui comprend l’importance productive de la sphère reproductive, dynamitant l’idée de sphères séparées de l’économie capitaliste et libérale de son époque. Dans La conquête du pain, Kropotkine se démarque de ces positions et part du principe qu’il reconnaît et accorde une valeur économique aux tâches de soins et de reproduction. En outre, il défend l’idée que les besoins fondamentaux de tout être humain doivent être satisfaits et garantis gratuitement ; y parvenir doit être l’objectif ultime, non seulement du processus révolutionnaire, mais aussi de la science économique telle qu’il la conçoit.

Kropotkine comprend l’importance productive du domaine de la reproduction, dynamitant l’idée de sphères séparées de l’économie capitaliste et libérale de son époque

Dans cet ouvrage, il formule une proposition théorique de répartition des tâches de soins et de reproduction, tout en dénonçant l’oppression patriarcale des femmes. Dans le chapitre intitulé « Le travail agréable », Kropotkine approfondit sa proposition sur la répartition des tâches domestiques. Il convient ici de signaler que sa proposition est précédée d’une dénonciation explicite du système d’oppression et de domination du patriarcat sur les femmes : « Il en sera de même pour le travail domestique, que la société fait aujourd’hui porter au bouc émissaire de l’humanité, la femme » (KROPOTKIN, 2005 : 123).

Dans La conquête du pain, le penseur russe reconnaît explicitement la lutte pour l’émancipation des femmes de son époque, en donnant l’exemple des féministes nord-américaines qui commençaient à revendiquer la reconnaissance de leurs droits civils et légaux et du mouvement des femmes qui commençait à remettre en question l’oppression dont elles étaient victimes en étant responsables des tâches et des soins liés à la reproduction de la vie.

La proposition de libération de Kropotkine pour les tâches de soin et de reproduction de l’espèce est basée sur le progrès technologique et scientifique, mais d’une manière radicalement opposée à la façon dont le capitalisme l’a conçu et dont nous le vivons dans notre société néolibérale. Il ne préconise pas de considérer les lave-vaisselle comme des biens de consommation individuels qui devraient exister dans tous les foyers du monde – avec l’impact et la dégradation de l’environnement que nous savons que cela implique – mais invite à réfléchir à des solutions communautaires qui permettraient d’effectuer les tâches de reproduction en tirant parti des progrès technologiques. De cette façon, les femmes seraient libérées de cette oppression, par exemple, grâce à la création d’une zone de lavage de vaisselle et d’ustensiles de cuisine, où ces machines et quelques personnes travaillant dessus effectuent ce travail pour l’ensemble d’un quartier. De plus, dans cette proposition de travail reproductif, Kropotkine indique clairement qu’il doit être réalisé de manière communautaire, sans même mentionner une répartition sexuelle des activités professionnelles qui y sont associées. L’auteur précise qu’il s’agit d’une obligation de la société dans son ensemble qui, comme il l’a souligné, ne doit pas incomber uniquement aux femmes.

À propos de ces questions, il convient de mentionner comment, à un moment donné, Kropotkine s’interroge sur le biais sexiste dans le développement technologique de son époque, en comprenant que les machines ne sont pas introduites pour les tâches ménagères car elles sont effectuées physiquement par le travail désintéressé, gratuit et obligatoire des corps féminins : « Laver la vaisselle ! Où y a-t-il une femme au foyer qui n’a pas horreur de ce travail ? Une tâche longue et sale à la fois, et qui se fait encore principalement à la main, uniquement parce que le travail de l’esclave domestique ne compte pas » (KROPOTKIN, 2005 : 125-126).

Dans ce texte, il est très intéressant de constater comment Kropotkine parvient à une conclusion identique à celle que nous propose la révolution kurde : placer la vie au centre. Cela implique, entre autres, d’être cohérent avec le fait que la révolution sociale ne peut pas triompher si le patriarcat n’est pas renversé et avec lui les privilèges des hommes, même dans des questions aussi éloignées de la « grande politique » que l’organisation et le ménage : « Sachons qu’une révolution qui s’enivre des beaux mots de liberté, d’égalité et de solidarité, tout en maintenant l’esclavage du foyer, ne sera pas la révolution. La moitié de l’humanité, subissant l’esclavage de la cuisinière, devrait encore se rebeller contre l’autre moitié » (KROPOTKIN, 2005 : 128).

Je tiens également à souligner une contribution intéressante que Kropotkine fait, de manière simple et très intuitive, sur l’exploitation de l’éducation patriarcale que les femmes reçoivent dans la société traditionnelle, en nous rendant responsables du soin et de la protection d’autres êtres. Quelque chose qu’il considère comme fondamental au service de la révolution. Aujourd’hui, nous trouvons des arguments similaires sur l’articulation des savoirs ancestraux des femmes dans la protection de l’environnement, dans les réflexions féministes qui nous viennent de la Jineoloji kurde et du mouvement révolutionnaire du Rojava, pour revaloriser ces connaissances traditionnellement féminines autour de la protection de la nature et de l’environnement (AYBOGA, 2017 : 24-25).

Kropotkine arrive à une conclusion identique à celle que nous propose la révolution kurde : « mettre la vie au centre ». Ce qui implique que la révolution sociale ne peut triompher si le patriarcat n’est pas renversé, et avec lui les privilèges des hommes

Dans ce livre, nous trouvons de nombreux passages dans lesquels Kropotkine parle de manière égale des femmes et des hommes. Il le fait en soulignant l’héroïsme altruiste du peuple, qu’il reconnaît dans les actes anonymes de courage des femmes et des hommes, ou en faisant allusion aux difficultés que l’intelligence féminine rencontrait dans la culture misogyne qui l’entourait.

En critiquant les privilèges de classe au moment de recevoir un salaire, il inclut une critique des privilèges patriarcaux des ouvriers, en parlant des différences salariales selon le sexe. Dans son exposé sur « Le salariat collectiviste », il soutient que tout travail productif doit être considéré comme équivalent, sans hiérarchisation entre les travaux simples et complexes, etc. Les catégories professionnelles, qui sont créées dans le but d’offrir des salaires différents, sont un élément du système capitaliste qui ne sera pas reproduit dans la commune anarchiste, car il considère que tous les travaux nécessaires pour produire les conditions de bien-être social et communautaire dans son approche avec 5 heures par jour pour chaque personne, laissant des heures libres pour les loisirs et les activités scientifiques et/ou artistiques que chacun voudrait développer.

Bien qu’il maintienne les stéréotypes de genre dans une grande partie du texte et ne les remette pas en question, il réfléchit à ce stade de son livre à l’injustice qui se cache derrière la rémunération différenciée que méritent les médecins et les infirmières, en faisant valoir qu’on ne peut hiérarchiser la valeur réelle de leur travail, entre les hommes qui ont fait de la science leur chasse gardée et les infirmières, presque la seule catégorie professionnelle à laquelle, à cette époque, pouvaient accéder majoritairement les femmes qui voulaient se consacrer au domaine de la médecine et de la santé : « Qui d’entre nous peut réclamer une rémunération plus importante pour ses œuvres ? Le médecin qui a deviné la maladie ou l’infirmière qui assure la guérison par ses soins hygiéniques ? » (KROPOTKIN, 2005 : 172).

Conclusions

En guise de conclusion, je voudrais souligner toutes ces appréciations et omissions qui révèlent le regard masculin dans certaines parties du texte, sans pour autant nier l’importance de certains grands silences sur des questions importantes des oppressions patriarcales qui maintiennent et perpétuent les inégalités entre les femmes et les hommes, telles que le mariage, l’éducation des enfants, la prostitution et la sexualité féminine, la violence contre les femmes, etc. Des problématiques qui traversent la vie de toutes les femmes à toutes les époques, qui seraient largement et profondément abordées et théorisées par des compagnes libertaires telles que Louise Michel, Maria Lacerda de Moura, Emma Goldman, Lucía Sánchez Saornil, Amparo Poch y Gascón… et tant d’autres.

Mais malgré tout, le livre La conquête du pain de Pierre Kropotkine s’avère fondamental dans le contexte actuel. Ses réflexions et ses propositions sur la manière d’organiser la société sur la base de la coopération, de l’entraide, du respect des temps et des rythmes de la nature, tant dans la protection et l’utilisation de l’environnement que dans la prise en compte des besoins vitaux des êtres humains, sont vraiment précieuses. Elles sont si précieuses aujourd’hui parce que nous devons nous convaincre maintenant, peut-être même plus que par le passé, qu’une alternative au capitalisme néolibéral, hétéro-cispatriarcal et colonial, avec toutes les appellations que porte ce système dans lequel nous sommes insérées, est possible. Le néolibéralisme qui s’implante dans tous les domaines de notre vie que nous respirons nous prive de la possibilité de connaître et de rêver d’autres mondes et d’autres sociétés, mais les paroles de Kropotkine nous parviennent du passé avec force, sagesse et cohérence pour nous montrer que c’est vraiment possible. Grâce à lui, nous savons qu’il est possible de faire autrement, car autour de nous, et dans notre vie quotidienne, nous faisons de petits essais de cette communauté humaine basée réellement sur les idées d’égalité, de liberté et de solidarité pour l’ensemble de l’humanité.

Yanira Hermida Martín

Militante anarcho-féministe. Docteur en histoire de l’Université de Barcelone.

5 nov. 2021 08:00


Références bibliographiques

AYBOGA, Ercan ; FLACH, Anja et KNAPP, Michael (2017). Révolution au Rojava. Libération de la femme et communalisme entre la guerre et l’embargo. Barcelone : Descontrol Editorial.

BAKUNIN, Mijail (1970). « Catéchisme révolutionnaire. 1864-1867 » Dans BERNARD, Thomas. Ni Dieu ni maître : citation des anarchistes. Mexico : Editorial Extemporáneos.

GOLDMAN, Emma (1996). Viviendo mi vida (Tomo I) FAL: 286.

KROPOTKIN, Piotr (2005). La conquista del pan. Buenos Aires: Libros de Anarres.


Rebond :



Traduit par Floréal M. Romero du collectif de l’Atelier

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