De la nécessité de déplacer la centralité du travail

Il est pratiquement impossible aujourd’hui d’avoir une conversation avec quelqu’un sans que le sujet du travail ne soit abordé. Où que vous travailliez, il est rare que les conversations ne commencent pas par cette question : Et alors ? Comment ça va ton boulot? Que vous le vouliez ou non, il est vrai que sans vendre votre force de travail dans une entreprise ou directement sur le marché, et malgré un subside éventuel de l’État, vous ne pourrez pas vous déplacer, payer votre loyer et joindre les deux bouts. En d’autres termes, le travail est devenu aussi important que manger ou respirer. Il est même traité comme une évidence, comme s’il s’agissait de quelque chose de presque biologique, un « prébiotique ».

  1. Comment avons-nous pu en arriver à ce point de naturaliser le travail ?
  2. La condition ouvrière
    1. a) Une vue d’ensemble
    2. b) Retour à la maison
  3. L’urgence de repenser le travail
    1. a) Notre héritage de luttes ouvrières
    2. b) La mise en garde communautariste contre le syndicalisme
      1. 1. Le courant communautariste
      2. 2. La tendance syndicaliste
  4. Déplacer la centralité du travail
    1. a) Bookchin et le syndicalisme :
    2. b) Le syndicalisme et les syndicats
    3. c) Coopératives et communautarisme
  5. La décentralisation du travail dans le communalisme
  6. Conclusion provisoire

Comment avons-nous pu en arriver à ce point de naturaliser le travail ?

Il est absurde aujourd’hui de nier ou d’ignorer la centralité du travail dans cette société. Ce serait oublier que pour le capitalisme, c’est l’une de ses catégories fondamentales et constitutives. Le travail, le marché, l’argent et l’État ne sont pas des éléments exclusifs du capitalisme. Il est vrai que ces éléments existaient déjà depuis l’antiquité mais sous une forme ponctuelle et éparse. Le capitalisme les a tous incorporés dans sa dynamique de croissance forcée et infinie et le travail1, comme nous le verrons, occupe cette centralité. L’histoire de la constitution du capitalisme nous montre comment ce dernier, avec comme point de départ les enclosures2, a commencé par créer la figure du travailleur. En renforçant son hégémonie, elle a dénaturé le travail quotidien traditionnel des paysans et des artisans, les transformant en travailleurs salariés, c’est-à-dire en simples producteurs de marchandises en échange d’un salaire. Par conséquent, pure énergie, pure marchandise, ils ont été contraints de vendre leur corps, leur force de travail, afin de survivre à grande peine. Ainsi, avec cette rupture anthropologique majeure, non seulement l’ « agir ensemble », l’entité sociale des êtres humains, a commencé à être sapée, mais le pouvoir des communs a été mis à la disposition des premiers capitalistes, ceux qui possédaient la terre, les premières industries et contrôlaient le marché. Par conséquent, les formes traditionnelles du « métabolisme » (Marx) des communautés humaines avec leur environnement sont passées d’une complicité commune, celle de l´ « agir ensemble pour » à celle de « gagner sa vie » chacun à qui mieux-mieux, exempté de la nécessité de prendre soin de l’environnement dont nous, en tant que communauté, avons été extirpés. En outre, toutes les dominations antérieures au capitalisme, par le phénomène même de la séparation et de la spécialisation induites, ont été intensifiées. Il en va ainsi du patriarcat happé par le Capitalisme, avec la chasse aux sorcières pour briser les communautés paysannes au 16ème siècle. Peu après, les femmes ont été exemptées du travail productif en échange de la reproduction de la force de travail des hommes, sans que ce « travail » ne soit rémunéré et ne soit retenu dans le coût de production de la marchandise. Plus tard, lorsque grâce à ses luttes elle accède au rôle de salariée, elle continuera à supporter le fardeau des tâches domestiques en plus de supporter l´exploitation dans l’entreprise, plus maltraitée que l’homme effectuant le même travail3. Nous pouvons également considérer les migrations, en partie comme une continuation de la colonisation, de la domination de l’homme blanc sur l’homme de couleur, du riche sur le pauvre, comme une évolution d’un colonialisme qui avait autrefois asservi d’autres peuples sur leurs propres territoires. Maintenant que leurs sociétés ont été épuisées et piétinées, ils n’ont d’autre choix que de risquer leur vie dans de petites embarcations pour vendre leur force de travail, clandestinement, dans de mauvaises conditions et pour une poignée de lentilles (main-d’œuvre de réserve pour le capitalisme).

La condition ouvrière

a) Une vue d’ensemble

Il est vrai qu’au sein même de ce système social, les luttes des travailleurs organisés en sociétés puis en syndicats ont réussi à améliorer les conditions de travail et à élever le niveau économique de la classe ouvrière. Il suffit de se reporter au début du 19e siècle à travers les récits d’une Flora Tristan ou d’un Dickens : « des journées de travail longues et épuisantes, des salaires misérables, des vêtements en haillons et sales, des conditions de surpopulation et d’insalubrité dans les usines ». Il est vrai que dans notre « zone piétonne du capitalisme », ces conditions de travail semblent s’être améliorées, mais pour ne pas trop nous avancer, disons qu’elles ont changé. Nous avons plus de moyens économiques à notre disposition, mais les écrans qui nous informent, ou plutôt nous formatent, nous empêchent de voir d’autres réalités, par ailleurs dans le monde. Ainsi, si nous levions les yeux, nous verrions ce garçon de 11 ans vêtu de haillons, marchant pieds nus et avec difficulté au milieu d’une décharge remplie de téléphones cassés, obsolètes ou usés, de conteneurs en polyéthylène, de tablettes, d’ordinateurs, de claviers et d’écrans de toutes sortes, de vieilles piles rouillées, etc. C’est difficile pour lui car sa marche est également entravée par des câbles de toutes sortes. De tous ces déchets, il utilisera le cuivre, le laiton ou l’étain lorsqu’il brûlera les emballages pour vendre les métaux à « l’homme à la balance ». C’est pourquoi, comme ses collègues, il s’intoxique rapidement et finit par détruire ses poumons. Plus à l’ouest, à Shanghai, où sont fabriqués ces écrans et d’autres composants, les conditions de travail sont si insupportables que des filets ont été installés pour empêcher les employés de se suicider en se jetant par les fenêtres.

b) Retour à la maison

M. Bookchin avertissait déjà en 19854 :  » L’innovation technologique progresse à une vitesse qui dépasse tous les changements visibles dans la sphère sociale et politique « …  » …les changements que j’avais prédits il y a vingt ans dans  » Vers une technologie libératrice  » et dont j’espérais naïvement qu’ils serviraient la libération humaine, alors qu’au contraire, ils servent maintenant l’ordre existant à nourrir la domination de l’homme sur l’homme « . Je fais allusion à une vaste restructuration de l’ensemble de l’économie sur une base électronique, à une révolution industrielle d’un genre entièrement nouveau qui menace de remplacer l’appareil sensoriel humain lui-même par des dispositifs mécaniques guidés électroniquement. Il faut garder à l’esprit que nous ne sommes qu’aux premiers stades d’une série de progrès techniques qui rendront obsolètes l’usine et le bureau ainsi que la ferme traditionnelle, qui alimenteront la centralisation politique et renforceront le contrôle policier, sans parler du conditionnement de l’esprit et de l’âme par les médias de masse qui atteindra des niveaux inimaginables… »… « La technologie cybernétique, qui n’en est qu’à ses débuts, rendra vraisemblablement la plupart des travailleurs américains économiquement superflus. Je ne m’engage pas dans la rhétorique. Chaque décennie apporte son lot de changements techniques profonds qui rendent « inutiles » presque tous les types de travail traditionnel. Pratiquement toutes les opérations liées aux matières premières, à la fabrication et aux services peuvent être réalisées essentiellement par des dispositifs cybernétiques et, si la logique du capitalisme se poursuit, cette substitution deviendra une réalité. Même si quelques millions de personnes sont encore impliquées d’une manière ou d’une autre dans ces opérations, elles constitueront les « marges » de l’économie, et non son cœur. Nous devons faire face au fait qu’une telle substitution imposante du travail humain est possible, ainsi qu’inévitable si le capitalisme suit son cours ».

Ses prédictions n’ont pas failli, et c’est ainsi que la domination des sciences appliquées à la production, appropriée par le Capital et subie par les travailleurs, se traduit aujourd’hui au niveau du travail, grâce aux Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication (NTIC). Ce qui reste du travail humain, voire la présence même de l’être humain, disparaît, remplacé par le robot. Le personnel lui-même est transformé en quasi-automates, notamment pour qu’il ne doive penser à rien puisque tous ses gestes sont millimétrés et simplifiés à l’extrême, dictés et contrôlés à tout moment en temps réel par ces mêmes technologies. Dans l’usine, ce système permet de contrôler les différents postes de travail de manière beaucoup plus efficace qu’à l’ancienne, avec leurs hiérarchies passant de patron à patron, du bureau à l’ouvrier et aux machines. Aujourd’hui, avec tout ce qui est connecté, l’informatique permet de tout planifier et de tout contrôler. Gestes, tâches, ajustements, approvisionnement, vitesse, qualité, tout peut être calculé avec la plus grande précision. Les mots clés utilisés par les managers sont de plus en plus souvent « just in time », « lean production », « zero downtime », « maximum downtime », « lean production », « lean production » et « lean production ». zéro temps d’arrêt », « vitesse maximale ». Cela entraîne une baisse des coûts de production, c’est-à-dire moins de coûts de main-d’œuvre, moins de tâches, moins de stock, moins de temps pour chaque tâche. Et pour obtenir ces résultats, on augmente la coercition de chaque travailleur, qui est connecté et donc surveillé en permanence sur ce qu’il fait et ne fait pas. Mais comme cette coercition est impersonnelle, très efficace et précise, elle est finalement mieux tolérée car elle est perçue par le travailleur comme faisant partie du système technique, c’est-à-dire quelque chose de neutre qui ne dépend plus du caprice des contremaîtres souvent arrogants et détestés. Ces mesures sont combinées à d’autres techniques de gestion, dans lesquelles le travailleur a l’impression d’être responsabilisé au sein même de l’entreprise5. Et le plus efficace de ces technologies est qu’elles ont réussi à accroître efficacement la mondialisation contemporaine des chaînes de production et la valorisation du capital. Le monde interconnecté avec la transmission des données, la coordination, la rapidité des transports, le contrôle et la traçabilité des pièces, a transformé notre planète en une grande usine qui, afin d’obtenir les coûts les plus bas pour le marché, met les prolétaires eux-mêmes en concurrence les uns avec les autres à l’échelle planétaire. Il n’est donc pas déraisonnable de dire que, malgré toutes les luttes syndicales, le capitalisme poursuit sa destruction logique et forcée du monde.

L’urgence de repenser le travail

Comme le disait justement Bookchin : « Mais le temps n’est pas de notre côté. Il est très probable que, si nous ne nous tournons pas vers cette capacité de pénétration intellectuelle, vers cette praxis et ces formes d’organisation appropriées aux problèmes que nous devons affronter, le temps jouera contre nous. L’innovation technologique progresse à une vitesse qui dépasse tous les changements visibles dans la sphère sociale et politique ».

Au-delà de la défense légitime et indispensable de la classe ouvrière, le syndicalisme révolutionnaire peut-il ouvrir les portes d’une société émancipée, comme le pensaient nos ancêtres ? Le travail salarié ou indépendant fait-il partie de la condition humaine ? Le travail est-il le même pour les femmes que pour les hommes, à l’intérieur ou à l’extérieur d’une coopérative ? Quel est le rôle de la technologie ? Le travail aurait-il un sens dans une société émancipée ? Faut-il libérer le travail ou se libérer du travail ? Que propose une vision éco-communautariste à cet égard ?

Nous n’avons pas de réponses toutes faites à ces nombreuses questions, mais les poser de manière adéquate ici et maintenant est le premier pas pour initier la formation d’une intelligence collective à la hauteur de la nécessité vitale de créer un mouvement écocommunautaire à grande échelle qui englobe tous les aspects de la vie.

a) Notre héritage de luttes ouvrières

Ce n’est pas le lieu ici de développer l’histoire de notre mouvement anarchiste pour l’émancipation des travailleurs, mais nous pouvons identifier ces mêmes préoccupations et nous inspirer de leurs réflexions sur le concept de travail, en les contextualisant dans un présent de Capitalisme avancé. C’est ainsi que cette intéressante réflexion est avancée par les traducteurs français anonymes des Motions du Congrès de Saragosse, contenant la motion programmatique sur le communisme libertaire adoptée en mai 1936, qui concluent leur préface (écrite à la fin des années 1970) par les mots suivants : « La CNT […] a trouvé à la mort de Franco une situation historique qui ne se répétera pas : la possibilité de constituer l’une des premières organisations quantitatives de l’ère nouvelle ». Toute la rébellion de la jeunesse semblait s’y trouver, comme dans sa propre maison. [Mais il aurait fallu […] entreprendre une critique de l’histoire de [la] défaite, [et] que [la CNT] s’attaque au centre moderne de l’idéologie : le travail. Elle aurait dû associer à toute demande ayant pour objet le travail l’impérieuse nécessité de sa suppression. Elle aurait dû s’ouvrir à la critique du syndicalisme et de la vie quotidienne ».

Toujours en remontant dans le temps, cette critique était déjà présente dans le courant anarchiste depuis la fin du XIXe siècle et s’est exprimée lors du congrès d’Amsterdam en 1907 :  » Le Congrès communiste libertaire […] reconnaît que la grève économique générale […. …] reconnaît dans la grève générale économique révolutionnaire, c’est-à-dire dans le refus de travailler de l’ensemble du prolétariat en tant que classe, le moyen de désorganiser la structure économique de la société actuelle et d’émanciper le prolétariat de l’oppression du salariat », ce qui n’est pas sans rappeler la déclaration de Marx : « La propriété privée n’est rien d’autre que du travail matérialisé. Si nous voulons lui porter un coup mortel, nous devons attaquer la propriété privée, non seulement en tant qu’état objectif, mais en tant qu’activité, en tant que travail ».

b) La mise en garde communautariste contre le syndicalisme

« Le socialisme ne viendra pas par la voie d’un développement ultérieur du capitalisme, et il ne viendra pas à la suite de la lutte des travailleurs, en tant que producteurs, au sein du capitalisme. [Toutes les luttes syndicales] sont nécessaires au sein du capitalisme, tant que les travailleurs ne savent pas comment en sortir. Mais cela tourne toujours nécessairement à l’intérieur du circuit fermé du capitalisme ; ce qui se passe au sein de la production capitaliste ne peut que conduire à une intégration toujours plus marquée dans celle-ci. »6. Au demeurant, et en reprenant le fait que nous sommes nécessairement dans le circuit fermé du capitalisme, nous pouvons aujourd’hui nous poser cette question : est-ce que ce sont seulement les riches qui détruisent la planète, comme le disent beaucoup de gens de la sphère capitaliste, ou est-ce plutôt un mode de vie accepté par presque tout le monde aujourd’hui, ce qui n’en fait pas pour autant une expression de la  » nature humaine « , mais reste spécifiquement capitaliste ?

Pour revenir au sujet de la polémique sur le travail dans les tensions entre les deux courants au sein de la CNT dans les années 30, qui vont avoir une approche différente du projet communiste libertaire : le courant communaliste et le courant syndicaliste.

1. Le courant communautariste

Le communalisme, sans être encore un écocommunalisme, proposait un système fédéraliste basé sur la commune rurale autonome et se combinait parfaitement avec l’ancien idéal de la vie villageoise. Il a fondé les relations sociales sur une éthique personnelle anarchiste et la restauration des valeurs morales de la vie hors sol. Dans ce cadre, il était fondamental de travailler ensemble pour satisfaire les besoins immédiats sans passer par le système salarial, et le syndicat devait avoir une fonction défensive et disparaître avec le capitalisme.

2. La tendance syndicaliste

Cette tendance communautariste au sein du mouvement libertaire reste importante jusque dans les années 1930, mais perd progressivement du terrain au profit de la tendance syndicaliste. L’évolution de l’éminent militant Diego Abad de Santillán en est une illustration : « En 1925, le communaliste Santillán se moque des « théoriciens, ce syndicalisme basé sur la conception matérialiste de l’histoire qui court après le capitalisme, copiant ses méthodes et intégrant les « moyens » qu’il crée lui-même au cours de son développement industriel ». Encore en 1931, il continue à attaquer l’industrialisme moderne7, alors que déjà la même année, la CNT est passée du statut de « moyen de lutte et de résistance » à celui de fin en soi. De plus, il devait être préservé après la chute du capitalisme afin de structurer la nouvelle société (réduction du rôle de la commune), et c’est ainsi qu’à partir de 1933-34, Santillán entreprend de défaire systématiquement le projet communaliste qu’il avait défendu. Il commence par vanter les mérites de la modernisation de l’appareil productif : « L’industrie moderne est un mécanisme qui a son propre rythme. Le rythme de l’homme ne détermine pas le rythme de la machine ; c’est le rythme de la machine qui détermine le rythme de l’homme. […] Si nous partons du lieu de travail, les municipalités autonomes sont superflues. …. Le localisme économique a disparu et, s’il ne l’a pas encore fait, il devrait être relégué au musée des antiquités. L’organisation d’usine, et non la commune libre […] ni le groupe d’affinité, doit être le noyau de la future société anarchiste]… Concluant en juin 1936 que « Si nous combattons la structure économique et sociale capitaliste, c’est parce que dans celle-ci le travail, base de tout ce qui existe pour rendre l’existence de l’homme possible, ne reçoit pas la primauté à laquelle il a droit ». Ce sont les représentants de cette tendance unioniste excessive qui étaient aux commandes deux jours après que le peuple ait vaincu les rebelles militaires le 19 juillet 1936 et qui ont reporté la mise en œuvre du programme communiste libertaire. Dès lors, les syndicats de la CNT et de l’UGT, malgré les difficultés causées par la guerre et au-delà de leurs dissensions, commencent à rationaliser, standardiser, concentrer et moderniser l’appareil industriel archaïque de Barcelone. Et ils ont lutté pour créer un marché national compétitif.

Déplacer la centralité du travail

a) Bookchin et le syndicalisme :

Bookchin, qui, de l’âge de 15 à 37 ans, a été un militant syndical obstiné jusqu’en 1948, est arrivé à la conclusion, déjà dans les années 1970, que : « Tout mouvement radical qui fonde sa théorie du changement social sur un prolétariat révolutionnaire – composé uniquement d’ouvriers ou d’ouvriers et d’employés – vit dans un monde qui est en train de disparaître, s’il a jamais existé, avec la disparition des métiers et des emplois paysans de l’Europe latine et slave du siècle dernier »… et il a anticipé : « …. « Nous devons garder à l’esprit que ces changements technologiques – et la manière dont ils se sont produits – signent la fin de toute l’histoire antérieure à la Seconde Guerre mondiale, de cette histoire sur laquelle une si grande partie de notre théorie est basée. Le syndicalisme a partagé avec le marxisme la ferme conviction que le prolétariat industriel était le sujet historique  » du renversement révolutionnaire du capitalisme « …  » Contrairement aux attentes syndicalistes et marxistes, le prolétariat décline historiquement en même temps que le système d’usine et la technologie traditionnelle qui lui ont donné naissance en tant que classe… « ….

… « Alors, cela a-t-il encore un sens de parler d’une « classe hégémonique » dans une société où la structure des classes se désintègre ? Nous devons être prêts à définir les nouvelles questions émergentes, telles que l’écologie, le féminisme, le racisme, le municipalisme et les mouvements culturels qui s’intéressent à la qualité de la vie au sens le plus large du terme, sans oublier les tentatives de s’opposer à l’aliénation dans une société spirituellement vide. Pouvons-nous ignorer les nouveaux mouvements sociaux » qui sont apparus en Europe centrale, tels que les Verts et les coalitions antinucléaires et pacifistes qui transcendent tant de lignes de classe et tant de frontières nationales. Nous devons être prêts à sortir des vieilles tranchées idéologiques, à regarder avec honnêteté, clarté et intelligence le monde autoritaire qui se remodèle autour de nous et à prendre acte des tensions entre les traditions utopiques des révolutions démocratiques bourgeoises et la marée montante du militarisme et du centralisme qui menace d’annuler ces traditions. Peut-on ignorer les politiques localistes, les mouvements municipaux et de quartier, l’affirmation des droits démocratiques contre les tentatives d’accroître l’autorité du pouvoir exécutif ? »

b) Le syndicalisme et les syndicats

Nous pouvons considérer la « lutte des classes » avec les doutes et les prémonitions de l’anarchiste Gustav Landauer en 1910 ou avec le rôle négatif qui lui est attribué rétrospectivement par Kuztz8 dans « Le double Marx ». Bookchin serait sans doute d’accord avec eux, mais il n’était pas prêt à jeter le syndicalisme par-dessus bord.

Et pour Bookchin, le syndicalisme intégré dans une perspective communautariste aurait encore à jouer un rôle important : …  » Il sera permis de souligner que je ne dis pas ce que je dis pour diminuer l’importance de gagner le soutien de la classe ouvrière à un projet d’émancipation humaine, et que je ne cherche pas non plus à dénigrer les efforts des syndicalistes dans ce sens. Aujourd’hui, un projet libérateur qui n’a pas le soutien de la classe ouvrière est probablement voué à l’échec : les « cols bleus », et encore plus s’ils sont unis aux « cols blancs », représentent encore une force économique considérable… »….

Ainsi, par exemple, les syndicats dans une dynamique impliquée, avec les autres tendances au sein d’un mouvement communautariste, en plus de lutter contre les abus du travailleur et pour sa dignité sur le lieu de travail, en exigeant la réduction du temps de travail, la dépense des forces au minimum, œuvreraient en faveur du travail émancipé et seraient une condition de son émancipation. De cette manière, nous pourrions libérer du temps, de la force et de l’imagination collective, qui pourraient être utilisés pour renforcer le mouvement communiste de diverses manières.

Une autre opportunité qui se profile est l’abandon des services publics par l’État. Le rôle du syndicalisme serait donc fondamental pour récupérer peu à peu ce qui est public auprès de l’État et pour reprendre ce qui nous appartient, c’est-à-dire le remettre aux assemblées municipales. Mais il ne fait aucun doute que nous avons beaucoup plus de possibilités d’action dans le cadre du syndicalisme pour sortir du  » circuit fermé du capitalisme « , c’est-à-dire du travail comme moyen de soutien au capital.

c) Coopératives et communautarisme

Les coopératives, en tant que travail autogéré, présentent toujours un attrait pour de nombreux militants comme solution pour récupérer le profit du travail pour les travailleurs et ainsi s’opposer au capitalisme, mais dans quelle mesure peuvent-elles être présentées comme faisant partie du projet écocommunautaire ?

Bookchin y voit de sérieux inconvénients malgré le fait que : « Non, je ne suis pas opposé aux coopératives par principe. Ils sont inestimables, notamment en tant qu’écoles pour apprendre aux gens à coopérer. J’ai seulement essayé de montrer qu’ils ne sont pas capables d’éliminer le capitalisme en le colonisant par la multiplication des coopératives, car celles-ci fonctionnent comme des entreprises capitalistes à bien des égards, c’est-à-dire qu’elles s’intègrent au système de marché, quelles que soient les intentions de leurs fondateurs… »….

Cependant, il pourrait jouer un rôle important dans la structure sociale communaliste :

… « D’autre part, les « coopératives appartenant aux municipalités » ne seraient pas des coopératives au sens classique du terme. Il ne s’agirait pas de coopératives privées ou de fédérations de coopératives privées. Ils seraient la « propriété » d’une communauté réunie en assemblée populaire. Ils fonctionneraient donc en tant que partie intégrante de la communauté, et non séparément, et seraient responsables devant elle. Non seulement elles seraient « détenues » par la communauté, mais nombre de leurs politiques seraient décidées par la communauté en assemblée. Seule la mise en œuvre pratique de ces politiques relèverait de la responsabilité de chaque coopérative. » …..

En même temps, au sein d’une stratégie communautariste et impliqués dans ce mouvement avec leur propre culture, ils pourraient être considérés comme un lieu d’apprentissage de l’autogestion et de la complicité créative en agissant ensemble et en libérant également des forces et du temps à consacrer à la consolidation du mouvement communautariste. Avec ce que nous savons des dangers de l’intégration au marché, et avec beaucoup de prudence, ils pourraient aussi servir de liens vers le nouveau monde auquel nous aspirons.

La décentralisation du travail dans le communalisme

En suivant cette ligne de pensée, nous verrons comment Bookchin déplace la centralité du travail vers l’assemblée du peuple et le citoyen. En d’autres termes, il explique la nécessité de retirer tout pouvoir à une économie autonome de tous les autres aspects de la vie, comme c’est le cas dans la société capitaliste, pour le donner à la sphère politique, c’est-à-dire aux citoyens9.

Oui, la grande majorité des gens doivent travailler pour vivre, et une grande partie d’entre eux sont des travailleurs productifs. Mais de nombreux travailleurs sont improductifs. Ils opèrent entièrement dans le cadre et les circonstances créés par le système capitaliste, comme le traitement des factures, des contrats, des notes de crédit, des polices d’assurance, etc. Neuf travailleurs sur dix seraient au chômage dans une société rationnelle dans laquelle il n’y aurait pas besoin d’assurance ou de toute autre transaction commerciale… »….

… « Dans une société municipaliste libertaire, l’assemblée déciderait des politiques de l’ensemble de l’économie. Les travailleurs se débarrasseraient de leurs identités et intérêts professionnels uniques, du moins dans la sphère politique, et se considéreraient avant tout comme des citoyens de leur communauté. La municipalité, par le biais de son assemblée de citoyens, exercerait un contrôle et prendrait les principales décisions concernant ses usines, et élaborerait les politiques qu’elles devraient suivre, toujours dans une perspective civique plutôt que syndicale… »….

Conclusion provisoire

Ce ne sont là que quelques considérations sur le travail et le rôle du syndicalisme vus à travers un prisme communaliste. Mais pour moi, il s’agit seulement d’apporter quelques éléments qui peuvent être inconnus de beaucoup et qui peuvent servir à développer le débat au fur et à mesure que nous avançons dans l’élaboration de notre stratégie. Je considère que ces éléments sont importants compte tenu de l’extraordinaire passé de luttes et de perspectives révolutionnaires dont nous avons hérité dans notre péninsule et au sein de nos traditions, sans, bien sûr, devoir rejeter d’autres expériences dans le monde.


  1. Travailler vient d’un dérivé du latin tripalium, une invention perfide de torture semblable à une croix de trois bâtons à laquelle on attachait un prisonnier pour le faire rôtir au feu ou le soumettre à d’autres pratiques adorables. C’est pourquoi, dans son sens le plus ancien, le verbe travailler était utilisé en français avec le sens de souffrance et de malheur. ↩︎
  2. Le terme enclosure fait référence au processus de division ou accaparement des champs, prés, pâturages et autres terres agricoles communales en Angleterre de la part des capitalistes et s’est étendu au reste de l’Europe occidentale. ↩︎
  3. « C’est parce que nous sommes féministes que nous sommes contre le travail ». Un groupe féministe.
    « Il s’agit de mettre en pratique les pratiques féministes entre nous dès maintenant, et de s’opposer systématiquement aux comportements machistes et patriarcaux. Cela signifie exiger que l’émotionnel ne soit pas régi par l’éthique du travail, intrinsèquement patriarcale et hiérarchique ; et, finalement, cela signifie vouloir que nous apprenions tous à prendre soin les uns des autres. Parce que si tout ce que nous aimons et vivons se trouve en dehors du travail, c’est là que nous nous définirons différemment. Laissez ce que nous définissons comme privé faire irruption depuis les marges, inonder nos vies. Nous existerons de manière autonome, c’est-à-dire en dehors du travail, du capital et de l’État. » ↩︎
  4. Murray Bookchin (1985) ↩︎
  5. Le patronat, utilisant le management, sait que le problème des travailleurs réside dans l’organisation traditionnelle des entreprises basée sur des structures de gestion pyramidales. Un modèle qu’il considère comme toxique en soi et qui produit des organisations dotées de superbes bâtiments de marbre et de verre, mais sans âme. Comme solution à ces problèmes, ils créent des modèles d’auto-organisation des entreprises (sociocratie, holocratie, etc.) qui, selon eux, représentent une avancée évolutive, une alternative aux structures de gouvernance pyramidales et au travail motivé par la récompense. ↩︎
  6. Gustav Landauer 1911-1919, Iniciation au socialisme ↩︎
  7. Le germe du fascisme […] réside dans tout ce qui demande à l’homme de cesser d’être homme pour adorer des réalités ou des abstractions prétendument supérieures. [L’industrialisation moderne à la Ford est un pur fascisme, un despotisme légitimé. Dans les grandes usines rationalisées, l’individu n’est rien, la machine est tout. Nous, qui aimons la liberté, ne sommes pas seulement les ennemis du fascisme d’État, mais aussi du fascisme économique. ↩︎
  8. En ce sens, la « lutte des classes » peut être comprise d’une manière complètement différente de ce qui est habituel : loin de travailler à la chute du capitalisme, elle constituait plutôt le moteur interne de développement du système capitaliste lui-même. Le mouvement ouvrier, toujours limité à la forme fétichiste de ses intérêts, a en quelque sorte représenté à maintes reprises le progrès du mode de production capitaliste, contre le conservatisme irréfléchi des élites capitalistes respectives. Elle a imposé des salaires plus élevés, des heures de travail plus courtes, la liberté d’association, le suffrage universel, l’intervention de l’État, la politique industrielle et du marché du travail, etc. comme conditions au développement et à l’expansion du capitalisme industriel. Et le « Manifeste communiste » a été la torche qui a éclairé ce mouvement historique, à l’intérieur de l’enveloppe fétichiste. ↩︎
  9. Ainsi, en 1923, le penseur marxiste le plus lucide de son temps, Georg Lukács, écrivait à propos de la future « économie socialiste » : « Cette « économie », cependant, n’a plus la fonction que toute économie avait auparavant : elle doit être le serviteur de la société consciemment dirigée ; elle doit perdre son immanence, son autonomie qui en faisait proprement une économie ; elle doit être supprimée en tant qu’économie » [Lukács 1923/1984, p. 289]. ↩︎

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