Aliénation, Fausse Conscience et Réification

Ces concepts sociologiques et philosophiques majeurs, indispensables à toute compréhension des modes de fonctionnement de la domination ont, dans les dernières décennies, été  progressivement écartés des débats, réduits au silence ou plongés dans un confusionnisme largement entretenu.

Car on ne dit pas à une population que l’on a mis sous contrôle grâce à un appareillage politique, économique, médiatique et technologique (la Mégamachine) qui l’environne de toute part, qu’elle est aliénée objectivement et subjectivement par ce système là dans son ensemble alors que cette aliénation est précisément la norme et le but  recherchés par le biais de cet environnement.

D’autre part, il faut bien constater que, comme chacun d’entre nous est plus ou moins concerné personnellement et de manière très variable et à différents niveaux par cette aliénation, le réflexe le plus courant est d’en faire abstraction, de préférer l’ignorer.

Il est très désagréable d’admettre que notre liberté de penser, notre discernement même, notre capacité à faire des choix, à décider de ce que nous voulons vraiment, sont restreints, limités, par un contexte étranger qui, d’une certaine manière, décide pour nous. Et ne nous laisse de notre sacro-sainte liberté individuelle qu’une illusion.

Pour notre part nous placerons donc et à contrario ces concepts au cœur de nos recherches pour une écologie sociale, les considérant comme indispensables en manière de préalable à tout changement réel de type de société.

Sont réunis ici quelques ouvrages permettant redécouverte et compréhension.

« C’est un fait que tous les totalitarismes ont en commun une sorte de peur de la dialectique; aucun n’aime non plus que l’on touche de trop près au problème de l’inconscient. (…) Un schizophrène dort en chacun de nous; les totalitaires le réveillent pour le mettre à leur service. Tel est, à notre sens, l’essentiel des rapports généraux de l’aliénation et de l’esprit totalitaire.  » « Le progrès technique n’a pas ouvert la porte de notre prison : il nous a fait simplement changer de cellule. »   Joseph Gabel

« Ce qui s’est produit dans la modernité ou ce que la modernité a produit, c’est la « rupture du lien de l’homme et du monde », c’est, pour l’homme, « une perte du monde ». Une « perte du monde » : voilà ce qui me parait être le sens profond et authentique du concept d’aliénation. » Franz Fischbach

« L’aliénation sociale et l’aliénation mentale sont à ne pas confondre mais à ne pas dissocier. La preuve est, précise-t-il, que l’on retrouve l’impact de l’aliénation sociale dans les symptômes dits les plus désocialisés

Tout son texte circonscrit la question de l’accès, ou du non-accès, à la parole. Est-ce qu’un individu va pouvoir prendre la parole dans un groupe ?

Si on résume les choses, il dit que le système de la subjectivité dans les États moderne est la réduction au silence. » (Pierre Delion au sujet du texte de Félix Guattari « La transversalité »)

Histoire et conscience de classe de Georg Lukács

De la réification

Dans le processus de pensée critique mettant en lumière les structures aliénées et aliénantes de la société présente, « Histoire et conscience de classe », paru en 1923, est une étape importante après Marx et tout particulièrement en prolongement de ses découvertes dans « Le Caractère fétiche de la marchandise et son secret », dans le cheminement de cette pensée qui permet d’envisager un autre type d’organisation sociale.
Une société qui permettrait à l’humain de se libérer de la chosification (réification) de son être par la domination de la logique marchande. Sa conceptualisation en cet ouvrage du phénomène de réification fut incontestablement un apport décisif à la pensée critique du Vingtième siècle, littéralement incontournable pour tous ceux qui veulent comprendre notre temps.
On ne sera donc pas surpris par le fait que Lukacs fut contraint de renier ce livre et les principales thèses qu’il y défendait par la bureaucratie lénino-stalinienne, représentante de la domination, dans ce capitalisme bureaucratique-étatique que fut l’Union dite « soviétique ».
Quand par exemple, il y a 90 ans, il affirmait déjà :
« Il nous faut commencer à voir clairement que le problème du fétichisme de la marchandise est un problème spécifique de notre époque et du capitalisme moderne. (…) Il s’agit ici de savoir dans quelle mesure le trafic marchand et ses conséquences structurelles sont capables d’influencer TOUTE la vie, extérieure comme intérieure, de la société. La question de l’étendue du trafic marchand comme forme dominante des échanges organiques dans une société, ne se laisse donc pas traiter – en suivant les habitudes de pensée modernes, déjà réifiées sous l’influence de la forme marchande dominante – comme une simple question quantitative. La différence entre une société où la forme marchande est la forme qui domine et exerce une influence décisive sur toutes les manifestations de la vie, et une société où elle ne fait que des apparitions épisodiques, est bien plutôt une différence qualitative. »
Ou encore dans cette réflexion dont personne ne devrait pouvoir ignorer la signification et la lourdeur toute contemporaine . « Le temps est tout, l’homme n’est plus rien ; il est tout au plus la carcasse du temps. Il n’y est plus question de la qualité. La quantité seule décide de tout : heure par heure, journée par journée. Le temps perd ainsi son caractère qualitatif, changeant, fluide : il se fige en un continuum exactement délimité, quantitativement mesurable, en un espace. »
« (…) La personnalité devient le spectateur impuissant de tout ce qui arrive à sa propre existence, parcelle isolée et intégrée à un système étranger. »
« Ce qui, dans son destin, est typique pour la structure de toute la société, c’est qu’en s’objectivant et en devenant marchandise, une fonction de l’homme manifeste avec une vigueur extrême le caractère déshumanisé et déshumanisant de la relation marchande. »

Le Château de Franz Kafka (1926)

« La catégorie de l’aliénation et son corollaire, la réification, apparaissent comme des concepts véritablement privilégiés pour la compréhension de l’œuvre de Kafka. » Gabel

 » L’un des principes qui règlent le travail de l’administration est que la possibilité d’une erreur ne doit jamais être envisagée. Ce principe est justifiée par la perfection de l’ensemble de l’organisme et il est nécessaire si l’on veut obtenir le maximum de rapidité dans l’expédition des affaires. Sordini n’avait donc pas le droit de se renseigner auprès des autres bureaux; ces bureaux ne lui auraient d’ailleurs rien répondu, parce qu’ils se seraient immédiatement aperçus qu’il s’agissait de rechercher une possibilité d’erreur. » Kafka                                                    

La conscience mystifiée suivi de La conscience privée  de Henri Lefèbvre et Norbert Guterman (1933)

Ce livre, paru en 1936,  eut un destin maudit : il fut proscrit par le «communisme» soviétique et brûlé par les nazis.

Les deux auteurs soumettent à l’analyse l’aspect public de la conscience sociale et démontent les mécanismes qui permettent aux pouvoirs dominateurs d’imposer aux individus des représentations inverses aux réalités. Ainsi peuvent-ils élargir la théorie de l’aliénation de Marx.

Pour eux «fétichisme, aliénation, mystification sont trois termes presque équivalents, trois aspects d’un seul fait».

1984 de George Orwell (1949)

Traduction recommandée : Mille neuf cent quatre-vingt-quatre Celia Izoard, éditée par Agone.

Les liens entre l’ouvrage d’Orwell et les thèmes de cette liste n’échapperont certainement à personne.
« L’idée lui vint que la vraie caractéristique de la vie moderne était, non pas sa cruauté, son insécurité, mais simplement son aspect nu, terne, soumis. »
Voilà ce que beaucoup ne veulent pas entendre par ce que cela dit de leur propre existence et préféreront donc écarter en prétextant un défaut romanesque. Le monde de 1984, qui est donc bien aussi notre monde sous de nombreux aspects, se caractérise en effet par cette réaction commune au plus grand nombre : « Cela est vrai mais je préfère continuer à l’ignorer. »
Peut-être est-ce bien pour cela que tout continue …

La Réification de Joseph Gabel (1951)

Dans un système d’économie capitaliste, la réification désigne le processus de rationalisation à outrance qui tend à pétrifier le fonctionnement de l’ensemble de la société. L’homme de l univers réifié appartient à un monde déshumanisé, qui tend à réduire l’aspect qualitatif de la vie à une chose composée d’éléments quantifiables. La conscience réifiée ressemble ainsi, en de nombreux points, à celle du patient souffrant de schizophrénie, dans la mesure où elle établit un rapport d’étrangeté radicale à l’idée de mouvement, et plus largement à celle d’Histoire. Les différents résumés d’observations de schizophrènes que joint Joseph Gabel à son essai s’avèrent d’ailleurs édifiants. Incapable d’envisager la multiplicité des facettes d’un objet ou faisant preuve d’un détachement complet à l’égard des questions morales, le schizophrène apparaît donc comme un individu souffrant de symptômes analogues à ceux que le processus de réification étend à l’ensemble de la société moderne.

« Dans le cas du malade B…, c’est l’aspect moral de l’existence réifiée qui domine la scène.(…). Pour lui, les êtres n’ont de valeur qu’en fonction des services qu’ils sont susceptibles de lui rendre. C’est très exactement ce que, de nos jours, on a pris l’habitude d’appeler la « morale objective »; c’est aussi celle de l’enfant qui n’a pas encore dépassé le stade de l’égocentrisme. « 

Minima moralia  de Theodor W. Adorno (1951)

Adorno entreprend, à travers de courts chapitres, vignettes, instantanés, une vaste critique de la société moderne, pourchassant, au plus intime de l’existence individuelle, les puissances objectives qui déterminent et oppriment celle-ci. Ce livre, qu’il convient d’étudier comme une somme, est à accueillir comme un art d’écrire, à méditer comme un art de penser et à pratiquer comme un art de vivre. Mieux : un art de résister.

« Considérer l’objet plutôt que la communication au moment où l’on s’exprime, éveille la suspicion (…). L’expression rigoureuse impose une compréhension sans équivoque, un effort conceptuel dont les hommes ont délibérément perdu l’habitude. (…) Seul ce qu’ils n’ont pas à comprendre leur paraît compréhensible.

La perspective d’avantages éventuels est un obstacle fatal à l’établissement de véritables relations dignes de l’homme : il peut arriver que de telles relations nous apportent entraide et solidarité, mais jamais elles ne peuvent naître avec des arrières pensées utilitaires.

Car la délicatesse entre les êtres n’est rien d’autre que la conscience que sont possibles des relations affranchies de finalités utilitaires.

L’absurdité se perpétue elle-même: la domination se transmet à travers les dominés. »

L’obsolescence de l’homme de Günther Anders (1956)

« Il ne suffit pas de changer le monde. Nous le changeons de toute façon. Il change même considérablement sans notre intervention. Nous devons aussi interpréter ce changement pour pouvoir le changer à son tour. Afin que le monde ne continue pas ainsi à changer sans nous. Et que nous ne nous retrouvions pas à la fin dans un monde sans hommes. »

La tâche de ceux qui nous livrent l’image du monde consiste ainsi à confectionner à notre intention un Tout mensonger à partir de multiples vérités partielles.

Toute doctrine mettant en cause le système doit d’abord être désignée comme subversive et terroriste et ceux qui la soutienne devront ensuite être traités comme tels.

L’ambiguïté propre aux émissions de radio et de télévision consiste en ceci qu’elles mettent d’emblée et par principe leur destinataire dans une situation où est effacée la différence entre vivre un événement et en être informé.

Ce n’est qu’en habituant durablement le consommateur à cet état d’indécision et d’oscillation, c’est-à-dire en faisant de lui un homme incapable de prendre la moindre décision, qu’on peut être sûr de disposer de lui en tant qu’homme. C’est à cette fin et pour profiter de ses conséquences morales qu’on entretient chez lui l’incapacité à faire la distinction entre être et apparence. »

La Fausse conscience de Joseph Gabel (1962) réédition 2023

Sur tous les sujets politiques, les opinions sont aujourd’hui de plus en plus tranchées. « Progressistes » ou « réactionnaires », celles et ceux qui les énoncent procèdent de la même manière : en ciblant une catégorie d’individus porteuse de tous les maux, en mettant sur le même plan des phénomènes qui n’ont rien à voir, et en réécrivant le passé. Aveugles aux faits qui démentent leurs convictions, les esprits militants considèrent toute contradiction comme inacceptable, voire dangereuse.
À la racine de ce type d’attitude, on trouve ce que Joseph Gabel appelait la fausse conscience, soit l’altération du contact vital avec la réalité. Elle est au fondement des idéologies, applications de systèmes abstraits et rigides, fermés à l’expérience, appréhendant les êtres humains comme des objets. Le nazisme et le stalinisme en ont été les exemples les plus extrêmes.
Mais comme le suggère Gabel, c’est en fait l’organisation capitaliste et technocratique de notre société qui favorise le développement de la fausse conscience : la prépondérance de l’avoir sur l’être, de la quantité sur la qualité, de même que la dépersonnalisation et la réification, y abolissent toute dimension humaine.

Critique de la vie quotidienne, tome 2 de Henri Lefebvre

Fondements d’une sociologie de la quotidienneté

Voir recension de cet ouvrage sur ce site. https://ecologiesocialeetcommunalisme.org/2022/06/18/critique-de-la-vie-quotidienne-tome-2-de-henri-lefebvre/

La Dialectique du concret de Karel Kosik (1963)

« Le capitalisme est un système de la réification ou de l’aliénation totale, système dynamique, qui se gonfle cycliquement et se reproduit au milieu de catastrophes, les hommes y apparaissant sous le masque caractéristique de fonctionnaires ou d’agents de cette machine, c’est à dire comme ses parties ou éléments constitutifs. »

Cet ouvrage très important, paru en Tchécoslovaquie en 1963, sorti en France en 1970 et ayant valu à son auteur censure et mise à l’écart par le régime stalinien de l’époque,  est devenu quasiment introuvable aujourd’hui en France. Il est dans nos intentions d’en publier de larges extraits sur ce site même. 

Écrits sur l’aliénation et la liberté de Frantz Fanon

Frantz Fanon, psychiatre et militant anticolonialiste prématurément disparu en 1961 à l’âge de trente-six ans. Auteur, entre autre de « Peau noire, masques blancs », 1952. 

Ce livre réunit un ensemble de textes méconnus publiés en 2015.

Dialectique négative de  Theodor W. Adorno  (1966)

« Ce serait une fiction de supposer que, dans des conditions sociales, particulièrement de l’éducation, qui brident, arrangent et estropient de maintes manières les forces productives spirituelles, qu’avec l’indigence qui règne dans le domaine de l’imagination et les processus pathogènes de la petite enfance diagnostiqués par la psychanalyse mais cependant nullement modifié en réalité, tous pourraient tout comprendre ou au moins se rendre compte. »

« Pourtant , l’hostilité constante à l’esprit constitue plus qu’un simple trait d’une anthropologie bourgeoise subjective. Cette hostilité provient du fait que le concept de la raison une fois émancipé doit, dans le contexte des conditions présentes de la production, craindre que sa conséquence ne les fasse sauter. »

La Société du Spectacle de Guy Debord (1967)

« La Société du Spectacle » , 57 ans après sa parution, demeure l’une des  contributions majeures à la compréhension de la société contemporaine. C’est la vérité même de ses thèses qui rend cette ouvrage incompréhensible au plus grand nombre, y apportant dans la durée une confirmation dont l’auteur aurait certainement préféré se passer.

La Société du Spectacle n’est pas un livre pour « intellectuels », ni un assemblage d’abstractions théoriques, mais un livre profondément lié à notre réalité, à notre histoire. Toute la difficulté réside dans l’acte de pensée consistant à se réemparer d’une réalité qui nous a échappé. Voir la recension de l’ouvrage sur ce site.

Sociologie de l’aliénation de Joseph Gabel (1970) 

« Bornons-nous à constater que l’excès d’identification (ou identification illégitime), semble bien constituer une structure logique fondamentale des divers aspects de l’aliénation. Et cette structure fondamentale est une structure a-dialectique, réifiée. »

« Je suis fin ou commencement. » Kafka était-il une fin ou un commencement ? Nous n’en savons rien, c’est peut-être le problème clé de l’avenir de la civilisation. Jusqu’ici, seul l’aspect négatif de son œuvre paraît valable. La réification est présente dans notre vie quotidienne, mais personne ne nous montre encore le chemin du cirque de d’Oklahoma. La négativité de l’époque c’est l’échec de l’humain. »

L’Homme sans monde de Günther Anders  

« Presque toutes mes préoccupations – spéculatives, politiques, pédagogiques et littéraires (…)- étaient tournées vers « l’homme sans monde »en entendant par-là celles et ceux qui sont contraints de vivre à l’intérieur d’un monde qui n’est pas le leur, d’un monde qui, bien qu’ils le produisent, et le maintiennent en marche par leur travail quotidien, n’est pas « construit pour eux » (…), n’est pas là pour eux, un monde pour lequel ils sont pensés, utilisés et « là », mais dont les standards, les objectifs, la langue et le goût ne sont pas les leurs, ne leur ont pas été donnés. »

L’Aliénation de Jean Oury (1992)

Le mot « aliénation », d’origine latine, apparaît dans plusieurs domaines : juridiques, métaphysiques, esthétiques, religieux. Mais nous nous appuyons surtout sur les expressions germaniques, celles reprises par Hegel, puis Marx. L’étude des processus, des contextes sociaux qui sont en jeu dans cette sorte de « sémiose », est d’autant plus importante que l’analyse de l’aliénation sociale est la base même de toute « analyse institutionnelle ».

L’aliénation : Vie sociale et expérience de la dépossession de Stéphane Haber (2007)

Élaboré par Marx pour sa première analyse du capitalisme, longtemps situé au centre des philosophies et des sociologies critiques inspirées par le marxisme, le thème de l’aliénation tomba brutalement en disgrâce il y a quelques décennies. On le soupçonnait alors de faire corps avec toute une série d’images et d’idées périmées : une nature humaine corrompue qu’il faudrait rétablir par-delà les errements de l’histoire, une subjectivité qui, normalement maîtresse de ses objets, en viendrait parfois à se perdre dans ses propres produits, ou encore une société moderne devenue totalement  » étrangère «  à des individus livrés sans restrictions aux mécanismes de l’assujettissement. Cet ouvrage propose d’abord un bilan critique de l’histoire contrastée de la problématique de l’aliénation depuis Marx. Mais il vise surtout à réhabiliter et à reconstruire cette problématique de manière non essentialiste, selon une inspiration psychosociologique et existentielle. Car à côté de catégories critiques similaires capables de commander des paradigmes dans la théorie sociale (« exploitation « ,  » domination « ,  » oppression « ,  » exclusion « …), celle d' » aliénation  » mérite de retrouver une place de choix dans le champ de la réflexion philosophique et sociologique. Bien comprise, elle seule permet de concevoir directement le propre d’une vie qui passe à côté de soi-même et éprouve cette perte dans la souffrance et la limitation de soi. De ce point de vue, l’aliénation apparaît comme l’expérience concrète d’une dépossession de notre puissance d’agir individuelle qui reflète et exprime à sa manière, et sous des modes variables, quelques unes des différentes pathologies affectant la société.

Sans objet – Capitalisme, subjectivité, aliénation  de Franck Fischbach (2009)

Le fait moderne, c’est d’abord que nous ne croyons plus à ce monde-ci, au monde d’ici-bas, au monde de l’immanence. Ce qui s’est produit dans la modernité ou ce que la modernité a produit, c’est la « rupture du lien de l’homme et du monde », c’est, pour l’homme, « une perte du monde ». Une « perte du monde » : voilà ce qui me parait être le sens profond et authentique du concept d’aliénation.

Si le corps social est à ce point docile et soumis, c’est parce qu’il a été dépossédé de tout moyen lui permettant d’exercer une maîtrise et de déployer une puissance propre. Or cette dépossession des conditions de l’exercice d’une puissance propre est l’effet même des dispositifs en tant qu’ils produisent de la subjectivité : en tant qu’ils engendrent des processus de subjectivation, les dispositifs produisent des êtres qui sont sujets non pas seulement dans la mesure où ils sont assujettis, mais d’abord dans la mesure où ils sont des subjectivités abstraites, séparées, coupées des lieux, des milieux, des moyens et des conditions sans lesquels ils ne peuvent plus déployer aucune puissance d’agir propre, ni exercer aucune maîtrise active de leur propre vie.

Que découvre en effet le salarié d’aujourd’hui, constamment interpelé comme sujet libre, et appelé à se montrer à tout moment comme le sujet autonome qu’il a à être, comme le sujet supposé capable de définir par lui-même ses objectifs et de conduire par lui-même ses projets ? Il découvre, le plus souvent dans l’échec, la douleur et la souffrance, qu’il ne possède aucun des moyens qui lui permettraient d’affirmer son autonomie, de conduire ses projets à leur terme et d’atteindre les objectifs fixés par lui-même […]. L’accès aux conditions et aux moyens objectifs qui lui permettraient [d’agir en sujet libre et autonome] lui est systématiquement soustrait et refusé.

Aliénation et accélération de Hartmut Rosa (2010)

« Cette forme étrange et tout à fait nouvelle d’aliénation par rapport à nos propres actions résulte selon moi elle aussi des logiques autopropulsées de la compétition et de l’accélération. »

Un exemple bien précis ou s’exerce cette forme d’aliénation est la lecture des livres. Un auteur sérieux passe des années à réfléchir, préparer puis écrire un livre fruit d’une longue expérience de réflexion. En face nous trouvons un grand nombre de lecteurs contemporains prétendant se saisir de l’ouvrage en zappant de nombreux passages, avec une attention relâchée et un refus de la difficulté, certains de combler leurs lacunes par une auto-satisfaction de principe et aisément persuadés que tout ce qu’ils ne comprennent pas n’a donc pas de sens. Les mêmes porteront ensuite, sans honte, un jugement définitif sur une œuvre qui, par force, leur reste parfaitement étrangère.

La Liberté dans le coma de Groupe Marcuse (2013)

« En ce début de XXIe siècle, l’individu se trouve assiégé probablement comme jamais par l’État et les grandes entreprises, étouffé par le conformisme et dans la quasi-impossibilité pratique de vivre différemment de la majorité, quand bien même il aurait la force ou la chance d’en formuler le désir. Tout se passe comme si les fondements juridiques, idéologiques et anthropologiques de la modernité étaient littéralement écrasés par les évolutions économiques et technologiques qu’ils ont autorisées, et par une bureaucratisation de la vie sociale que nourrissent constamment les logiques marchande et technicienne. »

« L’idée moderne de liberté s’est constituée contre le repoussoir des mondes fermés d’antan, de la vie de village ou dans les petits quartiers, avec leurs commérages et leur contrôle social de proximité. L’indépendance économique et le contact direct avec la nature ont été sacrifiés à ce désir d’anonymat. Or, en ce début de XXIe siècle, l’anonymat – qui a gagné bien des campagnes – n’a plus rien de protecteur. La liberté ne se conquiert pas en fuyant notre humanité mais en l’élaborant autrement. »

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