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Hélène Tordjman
La croissance verte contre la nature
Critique de l’écologie marchande
Introduction
« C’est une triste chose de songer que la nature parle
et que le genre humain n’écoute pas ».
Victor Hugo, Carnets, 1870
Envoyer des nanoparticules de soufre dans l’atmosphère pour atténuer le rayonnement solaire ; « fertiliser » les océans avec du fer ou de l’urée pour favoriser la croissance du phytoplancton, grand consommateur de dioxyde de carbone ; fabriquer de toutes pièces des micro-organismes n’ayant jamais existé pour leur faire produire de l’essence, du plastique, ou les rendre capables d’absorber des marées noires ; donner un prix à la pollinisation, à la valeur sacrée d’une montagne, à la fonction de séquestration du carbone des forêts ou aux récifs coralliens en espérant que le mécanisme de marché permettra de les protéger ; transformer l’information génétique de tous les êtres vivants en ressources productives et marchandes… Cette liste à la Prévert est celle de quelques-unes des « solutions » envisagées aujourd’hui pour répondre à la crise écologique. Elle témoigne du rapport à la nature qui domine nos sociétés, rapport caractérisé par une volonté de maîtrise, une instrumentalisation de toutes les formes de vie sur Terre, en sus d’une foi inébranlable dans le mécanisme de marché. Or c’est justement une telle perspective anthropocentrique qui a engendré la catastrophe écologique. Depuis les débuts de l’ère moderne en Occident, la nature a été envisagée comme un réservoir de ressources dont l’Homme pouvait faire ce que bon lui semblait. L’émergence et l’approfondissement du capitalisme industriel il y a un peu plus de deux siècles se sont inscrits dans ce paradigme et ont renforcé sa légitimité.
Le capitalisme industriel est un mode de production ayant toujours besoin d’élargir sa base, de trouver de nouveaux domaines de valorisation du capital. Karl Marx l’avait bien montré, ainsi que Joseph Schumpeter dans une perspective quelque peu différente. Ce dernier le qualifiait d’«ouragan perpétuel». Chacun à leur manière, ces deux auteurs mettaient en lumière le caractère fondamentalement dynamique du capitalisme, se renouvelant sans cesse de l’intérieur. Cette dynamique se traduit entre autres par la recherche permanente de nouvelles ressources, de nouveaux processus de production, de nouvelles technologies, de nouvelles formes d’organisation du travail, de nouvelles marchandises : tous moyens de nouvelles sources de profit. C’est un système dont la vocation inhérente est de croître, d’englober une part toujours plus grande des activités humaines et de la nature. Cet appétit frénétique et démesuré étend aujourd’hui le domaine de l’instrumentalisation et de la réification à de nouveaux territoires et de nouvelles dimensions de la nature, laissant augurer une poursuite des dégradations. En ce début de XXIe siècle, nous entretenons plus que jamais avec la nature des relations marquées par l’utilitarisme et l’anthropocentrisme, alors que l’arrêt de la destruction de la planète exigerait un cadre conceptuel radicalement différent.
Mais, du fait d’un manque de recul historique et anthropologique et d’intérêts contraires très puissants, les réponses apportées à la crise écologique sont insuffisantes et inadaptées, voire dangereuses. Nous mettons aujourd’hui tous nos espoirs dans le « développement durable », la « croissance verte » et maintenant un « Green New Deal », qui sont une continuation du capitalisme industriel adjoint de quelques rustines « vertes ». La « croissance verte » est un approfondissement du même modèle qui nous a menés là où nous sommes : paradoxalement, nous comptons répondre aux destructions provoquées par l’extension des marchés et le déferlement technique par encore plus de marché et de technique. Cela ne peut en aucun cas représenter une sortie de crise ; il s’agit plutôt d’une fuite en avant. Comme telle, cette solution n’en est pas une. Elle conduit à un certain nombre d’absurdités. Par exemple, tout en déplorant l’extinction massive des espèces provoquée par les pollutions de tous ordres et la disparition des habitats, nos sociétés continuent de produire et consommer des voitures toujours plus puissantes, des téléphones plus sophistiqués et autres gadgets connectés, contribuant ainsi à ce que nous regrettons par ailleurs. Nous déployons des prodiges d’ingéniosité technique pour « réparer » des écosystèmes et même la biosphère en intervenant encore plus massivement et agressivement dans la nature. Cela ne pourra qu’accentuer les destructions. Plutôt que de limiter notre empreinte et de rechercher une harmonie avec la nature, nous mettons maintenant au point des variétés végétales adaptées au réchauffement climatique et même à l’irradiation !
Je voudrais tenter ici de cerner les contours du régime de capitalisme qui se met en place sous le nom de « croissance verte » ou de « capitalisme vert », en faire apparaître les ressorts et montrer en quoi il s’inscrit dans la droite ligne du capitalisme financiarisé apparu au tournant des années 1980. Bien sûr, certains aspects s’en distinguent, les sociétés évoluent, et nous analyserons ces changements. Mais ce qu’on observe est dans l’ensemble une poursuite des logiques existantes, une extension du capitalisme industriel à de nouveaux domaines plutôt qu’un changement de modèle.
Pour le comprendre, on verra comment se décline la croissance verte dans plusieurs de ses dimensions, en choisissant deux points d’entrée qui permettent de saisir quel type de relations entre les êtres humains et la nature ce « nouveau » régime institue. Le premier point d’entrée sera celui de l’agriculture, le second, celui des politiques de protection de l’environnement et de la « transition » écologique. Quels sont les choix productifs et techniques qui sont faits pour parvenir à une agriculture plus respectueuse de la nature et des hommes et capable de nourrir une population mondiale croissante ? Pour limiter le réchauffement climatique et le déclin de la biodiversité ? Quels types d’arrangements institutionnels sont construits pour inciter producteurs et consommateurs à moins polluer ? Qui en décide ?
Je m’attacherai tout d’abord à brosser les grands traits du projet de « bioéconomie » adopté récemment par des institutions internationales comme l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) et par l’Union européenne, « pour une croissance verte et inclusive ». De manière très générale, la « bioéconomie » vise à remplacer les ressources fossiles par des matières « biosourcées », donc renouvelables, et à développer les biotechnologies dans des domaines de plus en plus étendus. Les « avancées » des sciences de la nature et leur couplage avec les nanotechnologies et l’intelligence artificielle permettent d’envisager des applications presque infinies dans un nombre croissant de domaines : agriculture, chimie, alimentation, médecine, pharmacie, cosmétiques, énergies…
C’est le résultat d’un projet scientifique connu sous le nom de « convergence NBIC », pour nanotechnologies, biotechnologies, sciences de l’information et sciences de la cognition. Ce projet est apparu en tant que tel lors d’une conférence organisée par la National Science Foundation aux États-Unis fin 2001, qui déployait une vision prospective des interactions entre les nouvelles sciences et technologies. Cette « nouvelle Renaissance », comme elle était désignée à l’époque, permettrait à l’humanité de résoudre tous ses problèmes grâce à la science et à la technique, y compris les questions existentielles de la maladie et de la mort. Autrement dit, ses fondements sont clairement transhumanistes, en ce que cette convergence se donne pour objectif une « augmentation » de l’être humain grâce au développement de sciences et techniques toujours plus intrusives1. Ce projet a évolué depuis pour s’attacher à « améliorer » aussi la nature et à résoudre les problèmes écologiques auxquels nous faisons face. L’Europe a suivi les États-Unis, la Chine s’y est aussi engagée, ainsi qu’un nombre croissant d’autres pays. La convergence NBIC forme aujourd’hui l’horizon technique et idéologique du régime de la croissance verte. C’est ce qu’on verra dans le premier chapitre, qui exposera les grandes lignes d’un projet adopté avant d’être proposé aux citoyens.
Dans le deuxième chapitre, je montrerai comment la recherche de l’efficacité, mantra de nos sociétés, peut se retourner contre elle-même. J’illustrerai cette dynamique perverse par le cas des agrocarburants. Ceux-ci sont un des derniers avatars de l’agriculture industrielle. Comme tels, ils sont symptomatiques de la contre-productivité de ce qu’Ivan Illich appelait les « grands systèmes industriels2 » : multiples externalités négatives, perte d’autonomie des paysans et menaces sur la souveraineté alimentaire mondiale. Le système agraire industriel ne remplit donc pas sa fonction de base, nourrir les populations, et détruit les conditions mêmes de sa pérennité au nom de la recherche d’un meilleur rendement.
Plutôt que de remettre en question cette idée de carburants biosourcés, nous inventons une deuxième génération de biocarburants censée résoudre les problèmes posés par la première génération. Les techniques de la biologie de synthèse permettent de fabriquer de nouveaux micro-organismes, n’ayant jamais existé dans la nature, capables par exemple de dégrader la cellulose en éthanol. Pour ne pas concurrencer les cultures alimentaires, on cherche d’autres types de biomasse, comme les arbres à croissance rapide. Cette deuxième génération amène son lot de nouveaux problèmes, et les scientifiques et ingénieurs travaillent désormais à la troisième génération, faisant produire de l’huile à des micro-algues génétiquement modifiées. Ces agrocarburants dits « avancés » ne sont pour l’instant pas du tout rentables car les microbes ne sont pas faciles à instrumentaliser. Les chercheurs continuent cependant à essayer de mettre au point des micro-organismes plus efficaces. Pour leur part, les industriels concernés, qui prétendaient participer à sauver la planète en produisant des carburants « bios », reconvertissent leurs outils de production pour aider l’industrie des hydrocarbures dits non conventionnels (par exemple, les gaz de schiste) à extraire encore plus d’énergies fossiles. Le cas des agrocarburants met en lumière la dynamique d’une recherche aveugle et sans fin, où tout sens de l’action semble s’être perdu en route.
Au fondement de toute nourriture, il y a les semences : sans semences, pas de végétaux et sans végétaux, pas d’animaux. Or, en un siècle environ, les semences des plantes cultivées sont passées du statut de bien plus ou moins commun à celui de marchandise. Elles ont été privatisées grâce à l’élargissement du droit de la propriété intellectuelle au « vivant » sous toutes ses formes : les variétés végétales et les races animales, les micro-organismes, les gènes et même des processus métaboliques sont « protégés » par des centaines de milliers de brevets et désormais aux mains de quelques firmes géantes. Ces dernières sont en voie de s’approprier l’ensemble de la chaîne alimentaire mondiale, comme on le verra dans le troisième chapitre.
La science joue un rôle crucial dans ces nouvelles enclosures. Le terme d’enclosure renvoie au mouvement historique de privatisation des terres communes par les grands seigneurs et propriétaires. Il s’est déroulé entre le XVIe et le début du XIXe siècle en Angleterre, un peu plus tard dans le reste de l’Europe occidentale3. La découverte de l’ADN recombinant au début des années 1970, qui a ouvert la voie à la transgénèse et aux organismes génétiquement modifiés (OGM), a poussé les firmes de biotechnologie à faire pression sur les États pour que soit reconnue la brevetabilité du « vivant ». Cela a été fait en 1980 aux États-Unis, et rendu obligatoire au niveau mondial en 1995, par des accords de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Aujourd’hui, les « progrès » des biotechnologies dans la manipulation et l’instrumentalisation des formes de la vie sur Terre sont recherchés sans relâche avec la bénédiction des Nations unies, de l’OCDE, des États-Unis, de la Chine et de l’Union européenne, qui y voient une des voies technologiques majeures de la bioéconomie. Mais ces progrès démultiplient la puissance de l’intrusion humaine dans les processus naturels. Par exemple, la biologie de synthèse tente d’« améliorer » la photosynthèse ou la fixation de l’azote par les plantes, jugées « trop peu efficaces » (sic). En accord avec l’idée de la convergence NBIC, il s’agit de créer des semences « augmentées » en manipulant les fonctions métaboliques des plantes. Les brevets déposés concernent des fonctions de base, qui sont au fondement de la vie sur Terre. Verra-t-on un jour Bayer-Monsanto propriétaire de la photosynthèse ?
Les deux chapitres suivants s’attachent à caractériser le nouveau régime de conservation de la nature et de la biodiversité tel qu’il s’est mis en place avec la Convention sur la diversité biologique en 1992, et qui fonde les politiques de la protection de la nature aujourd’hui.
Dans le quatrième chapitre, j’exposerai les concepts sur lesquels repose ce changement de paradigme de la conservation, ainsi que les grandes lignes du cadre institutionnel mis en place pour que ce changement de paradigme devienne réalité. L’idée principale est que la nature est un capital, au même titre que le capital financier ou le « capital humain ». Comme tout capital, le « capital naturel » fournit un flux de revenu : tous les services que la nature rend aux êtres humains peuvent être considérés sous cet angle. Ainsi de la nourriture et de l’eau, des « ressources génétiques », de la régulation du climat et des flux hydriques, de la pollinisation et de « services culturels » comme la beauté d’un paysage ou la valeur sacrée d’une montagne. Ces services sont appelés « services écosystémiques ». Le problème est qu’ils n’ont pas de prix « naturel » : les agents économiques ne sont donc pas conscients de leur valeur, et ce serait pour cela qu’ils les saccagent. Si nous leur donnions un prix, les agents qui les détruisent devraient en supporter le coût tandis que ceux qui les protègent seraient monétairement récompensés. Autrement dit, il y aurait des incitations monétaires à se comporter vertueusement. Une telle approche conduit à faire entrer la nature dans le champ de la valeur économique, réponse typiquement néolibérale à la dégradation de la planète.
Cette conception utilitariste et anthropocentrique se répand dans tous les milieux de la protection de la nature et est soutenue par les Nations unies, de plus en plus d’États, des organisations non gouvernementales (ONG) comme le World Wild Fund (WWF) ou The Nature Conservancy, ainsi que par les grandes firmes multinationales. Elle est bien dans l’air du temps du capitalisme contemporain et témoigne d’une financiarisation des esprits, sinon d’une financiarisation de la nature elle-même. Envisager la nature comme un capital produisant des revenus sous la forme de services écosystémiques étend la perspective financière à la protection des milieux naturels. De plus, en confiant aux entreprises le soin de protéger la nature, ce nouveau paradigme de la conservation en fait un problème plus individuel que collectif, fondé sur les intérêts bien compris des agents.
Tout un cadre institutionnel a été mis en place par les divers acteurs concernés, cadre dont le pivot est la Convention sur la diversité biologique (CDB), signée en 1992. Celle-ci a trois objectifs : la conservation de la biodiversité, la promotion d’une utilisation durable des ressources fournies par la diversité biologique, et un partage équitable des gains provenant de l’exploitation de ces ressources. Pour créer les incitations monétaires adéquates, la Convention prône la mise en œuvre de différents dispositifs institutionnels qualifiés d’« instruments de marché », inscrivant la vision utilitariste et marchande de la protection de l’environnement dans le régime institutionnel international. Mais, contrairement à la croyance si répandue de la neutralité des instruments techniques qui ne seraient que ce qu’on en fait, le marché n’est pas un instrument neutre. C’est une des institutions centrales du capitalisme, qui organise un spectre de plus en plus étendu des activités humaines, et dont on attend maintenant qu’il prenne en charge nos relations avec la nature. De ce fait, ces dernières en seront profondément modifiées, mais pas dans un sens plus respectueux malheureusement.
Dans le cinquième chapitre, je me pencherai en détail sur les nouveaux dispositifs marchands apparus dans la foulée de la CDB, appelés quelques fois « solutions basées sur la nature ». Marchés de permis d’émission de gaz à effet de serre, dispositifs de « compensation écologique », « paiements pour services environnementaux » et autres arrangements institutionnels étendent le mécanisme de prix à de nouvelles dimensions de la nature. Des choses qui n’avaient pas vocation à être marchandises le deviennent : ressources génétiques, protection des espèces menacées et des habitats, séquestration du carbone par les forêts, une nouvelle classe de marchandises fictives apparaît. Karl Polanyi désignait ainsi la terre, le travail et la monnaie, choses non produites en vue d’un échange marchand mais devenues marchandises à travers un processus à la fois économique, juridique et politique compliqué et souvent violent4. Si ce n’est pas la première fois dans l’histoire, ce phénomène prend aujourd’hui une forme inédite. Il procède en effet par une dématérialisation de la nature, transformée en information (les plantes et les animaux sont réduits à leur dimension d’information génétique), en services écosystémiques ou encore en actifs financiers. Ces nouvelles dimensions de la nature entrent donc dans le marché sous une forme abstraite et désincarnée, et c’est sous cette forme qu’elles sont valorisées. Là encore, cette désincarnation va à l’inverse d’une proximité avec la nature qu’il nous faudrait pourtant réinventer.
Dans le mode de production capitaliste, les détenteurs de capitaux veulent les valoriser, c’est-à-dire tentent d’accroître leur valeur, au travers de l’échange marchand. Mais avant d’être proposés sur le marché, des objets non marchands comme une variété végétale ou la séquestration du carbone par les forêts doivent être mis en forme, construits en tant que marchandises. Ils n’ont pas spontanément les propriétés nécessaires pour être échangés sur des marchés. Ces caractéristiques sont institutionnellement construites. Je développerai dans ce cinquième chapitre un cadre analytique permettant de comprendre la création de ces marchandises fictives que sont les services écosystémiques.
Dans cette vision, une forêt ou un récif corallien n’existent plus en eux-mêmes comme des totalités organiques ayant des identités propres mais sont conçus comme des assemblages de fonctionnalités au service des êtres humains, chacune faisant l’objet d’une évaluation monétaire. Ce phénomène de marchandisation de la nature sous la forme de mécanismes utiles à l’homme étend le domaine de la valorisation du capital à l’intimité des processus naturels. Dans la mesure où c’est précisément le développement sans limites du capitalisme qui nous a menés dans l’impasse actuelle, il est permis de douter des bienfaits de cette extension.
Le sixième chapitre sera consacré à l’émergence d’une « finance verte ». La transition vers la croissance verte ne peut en effet se faire sans financement, et la sphère financière doit être mise à contribution. La finance a traditionnellement deux rôles principaux : canaliser les fonds prêtables vers les activités où ces fonds seront le mieux mis en valeur, où l’efficacité du capital sera la plus grande, et fournir des outils permettant une gestion « optimale » des risques. Le secteur de la « finance verte » s’est développé selon ces deux lignes. La créativité des scientifiques de la finance n’est jamais en reste, on a pu l’observer ces dernières années. Ils ont récemment inventé de nouveaux outils pour canaliser l’investissement vers des activités « vertes » et pour gérer les nouveaux risques engendrés par le réchauffement climatique et l’érosion de la biodiversité.
Pour inciter les investisseurs à investir dans les bons secteurs, la finance de marché joue sur son caractère disciplinaire. L’idée est que les agents qui développent les activités nécessaires à la « transition » énergétique et écologique soient récompensés par un accès aux financements plus facile, tandis que les investisseurs refuseraient de financer les pollueurs, qui auraient donc du mal à poursuivre leurs activités « brunes ». Du côté des investisseurs, ceux qui contribuent à la croissance verte devraient être récompensés par des rendements plus élevés, par la croissance de leur capital, par une bonne image ou les trois à la fois. Indices boursiers soutenables et obligations vertes sont apparus depuis quelques années, et la taille de ces marchés, encore faible, connaît néanmoins une croissance rapide. Toute la difficulté de l’exercice repose sur la définition de ce qui est jugé « vert ». On verra que, pour l’instant, les exigences ne sont pas bien contraignantes, et la finance verte participe plutôt au greenwashing ambiant qu’à une vraie transition écologique. L’argent étant le nerf de la guerre, les choses pourraient cependant changer un peu s’il y avait une véritable volonté politique, une régulation drastique des mouvements de capitaux pour limiter la spéculation, et surtout une prise de conscience générale de la nécessité d’un modèle beaucoup plus sobre : un changement profond de régime et non une simple « transition ». En effet, la plupart des réponses apportées aujourd’hui aux défis écologiques reposent sur de fausses solutions, hyper-technologiques, sophistiquées et souvent hors-sol. Ces réponses nous font poursuivre dans une voie sans issue. Tant que la sphère financière « choisit » de développer ces hautes technologies fondées sur une maîtrise illusoire, elle ne pourra pas être verte. Les outils de la finance pourront peut-être être utiles le jour où nous inventerons un modèle économique et social vraiment différent. Nous en sommes pour l’instant loin.
L’ampleur de la crise appelle à penser un tel modèle, plus respectueux de la nature et des êtres humains. Cela ne pourra se faire que si nous parvenons, ensemble, à faire un pas de côté, à infléchir nos modes de pensée et d’action. D’une part, il nous faudrait oublier un peu la recherche d’efficacité et de rendement qui nous fait agir, et redonner de la légitimité à d’autres modes d’action que la pure rationalité instrumentale. Au-delà du seul profit, il s’agit de réhabiliter les valeurs d’autonomie, de sobriété, de bien commun et de vivre-ensemble. D’autre part, lutter contre la dégradation de la Terre exige de repenser nos rapports à la nature de fond en comble et de dépasser l’opposition nature/culture analysée par Augustin Berque ou Philippe Descola comme typique de la modernité occidentale5. Il est urgent de sortir d’un rapport fondé sur l’exploitation sans limites des ressources et des hommes, en reconnaissant que les êtres humains appartiennent à la nature à égalité de légitimité avec les autres formes de vie, et ne la dominent pas par essence6.
Ainsi, après cette longue critique du régime de la croissance verte, je conclurai en montrant que, contrairement à ce qui est assené par les libéraux depuis quarante ans, il est possible d’envisager d’autres options viables. Pour ce faire, je prendrai le cas de l’agriculture et de l’impérieuse nécessité de sortir de l’agro-industrie : des systèmes agraires alternatifs continuent d’exister, et ce sont même eux qui nourrissent la majeure partie de la population mondiale, et non l’agriculture industrielle. S’ils sont divers et variés, chacun adapté aux conditions géographiques, sociales et culturelles locales, ils partagent un certain nombre de traits communs. D’une part, ils sont organisés à échelle humaine, sur de petites parcelles, nécessitant peu ou pas d’intrants chimiques et de matériel sophistiqué. De ce fait, ils favorisent l’autonomie des paysans, qui peuvent continuer à choisir leurs pratiques culturales et à sélectionner leurs semences. D’autre part, et corrélativement, ils se déploient dans ce qu’Augustin Berque appelle des milieux, résultats locaux d’une coévolution étroite entre écosystèmes et activités humaines. Nature et culture y sont indissociablement liées.
Cette agriculture paysanne est défendue depuis longtemps par des syndicats et des associations comme La Via Campesina. Ce qui est nouveau en revanche est que de tels systèmes agraires sont aujourd’hui promus au plus haut niveau des institutions internationales. Par exemple, depuis au moins vingt ans, les rapporteurs successifs du droit à l’alimentation des Nations unies se font les avocats de la sortie de l’agriculture industrielle et de la généralisation de l’agroécologie. Cette dernière est fondée sur une approche holistique des agroécosystèmes, et bénéficie des avancées de la compréhension des processus biologiques et des pratiques culturales participant à leur équilibre. L’agroécologie redécouvre ainsi des pratiques traditionnelles comme la rotation des cultures ou les cultures associées, et en imagine de nouvelles, exploitant de manière douce et respectueuse les synergies à l’œuvre dans la nature.
J’exposerai des pistes de réflexion et d’action visant à développer l’agriculture paysanne et l’agroécologie. Parmi elles, des réformes agraires redistribuant les terres en petites parcelles, la relocalisation de la production et l’organisation de la distribution en circuits courts, le développement de formes associatives et coopératives fondées sur l’autogestion, le démantèlement du droit de la propriété intellectuelle sur le « vivant », l’arrêt de politiques de libre-échange destructrices…
Un tel programme peut paraître utopique, et il l’est certainement dans la mesure où les forces contraires, pouvoir du capital, inertie des habitudes et des représentations, manque de volonté politique, sont puissantes. Il est néanmoins fondamental et urgent de s’orienter vers des modes de production et de consommation radicalement différents, et c’est dès aujourd’hui envisageable. Comme l’écrivait Antonio Gramsci, le pessimisme de l’intelligence et l’optimisme de la volonté…
Notes
- Sciences et techniques forment aujourd’hui un tout quasi indifférencié, l’essentiel de la science s’intéressant essentiellement aux applications technologiques et très peu aux connaissances fondamentales pour elles-mêmes. C’est d’ailleurs pourquoi on parle souvent de technosciences. Dans le langage technocratique, c’est l’acronyme STI qui domine, pour sciences-techniques-innovations. De fait, une grande part des scientifiques aujourd’hui sont plutôt des techniciens sophistiqués. ↩︎
- Ivan Illich, La Convivialité (1973), in Œuvres complètes, t. I, Fayard, Paris, 2004. ↩︎
- Voir par exemple Karl Polanyi, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Gallimard, Paris, 1983 [1944]. ↩︎
- Ibid. ↩︎
- Voir, dans des perspectives différentes, Augustin Berque, Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Belin, Paris, 1987, et Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Gallimard, Paris, 2005. ↩︎
- La crise sanitaire provoquée par le SARS-CoV-2 vient le rappeler, s’il en était encore besoin. ↩︎
Hélène Tordjman
La croissance verte contre la nature.
Critique de l’écologie marchande
La Découverte, 2021