« Nous, fils d’Eichmann » est une compilation de deux lettres envoyées par Günther Anders au fils aîné d’Adolf Eichmann : Klaus Eichmann, né en 1936. Dans ces lettres, Anders tend la main à Klaus et l’invite à devenir un « Eichmann pour la paix » à l’image de Claude Eatherly, pilote ayant largué Little Boy sur Hiroshima le 6 août 1945. Dans les deux cas, l’objectif d’Anders est de donner du poids à la lutte anti-nucléaire et aux mouvements pour la paix. Anders parviendra à entrer en contact avec Eatherly, mais les deux missives au fils d’Eichmann resteront éternellement lettres mortes.
Malgré l’échec d’Anders à convaincre Klaus Eichmann, cet ouvrage n’en demeure pas moins riche en enseignements sur notre époque et l’indifférence généralisée de nos dirigeants et de la population dans sa globalité devant la souffrance des autres et de la crise environnementale qui se déroule sous nos yeux.
Qu’est-ce le « monstrueux » chez Anders ?
Avant d’aller plus loin, il faut bien comprendre ce qu’Anders entend par « monstrueux » dans ses lettres. Pour lui, le « monstrueux », dans la Shoah par exemple, prend forme par la « destruction institutionnelle et industrielle d’êtres humains (…) qu’il y ait eu des dirigeants et des exécutants pour ces actes (…) que des millions de personnes aient été placées et maintenues dans une situation où elles ne savaient rien de tout cela. Et n’en savaient rien parce qu’elles ne voulaient rien en savoir ; et ne voulaient rien en savoir parce qu’elles n’avaient pas le droit de savoir ». Anders parle : « des Eichmann serviles (…) des Eichmann sans honneur (…) des Eichmann obstinés (…) des Eichmann avides (…) des Eichmann lâches (…) des Eichmann passifs ». Anders fait de la figure d’Eichmann celle de toutes les personnes ayant participé de près ou de loin à la Shoah. Le nom d’Eichmann est chez Anders, synonyme du « monstrueux » même.
La loi du « décalage » et ses implications sur l’homme
Dans ses lettres, la première racine du « monstrueux » s’explique par le fait que les hommes sont devenus « les créatures d’un monde de la technique » dans lequel « notre monde, pourtant inventé et édifié par nous, est devenu si énorme, de par le triomphe de la technique qu’il a cessé en un sens psychologiquement vérifiable, d’être encore réellement notre. Qu’il est devenu trop pour nous ». Qu’est-ce que Anders entend par là ? Selon lui, un décalage naîtrait de l’écart entre la capacité de l’homme à fabriquer induite par la technique moderne et la capacité de l’homme à se représenter le produit de son action. Rien ne limite le développement des techniques et de leurs performances, alors qu’à l’inverse, notre « capacité de représentation est limitée par sa nature ». Dès lors, la complexification et le gigantisme des objets produits par l’homme finissent par les rendre étrangers à leur créateur.
A cela s’ajoute, une médiation ou division du travail toujours plus importante qui rend difficile la possibilité de l’homme de saisir le but de son action. Nous perdons « tout intérêt pour le mécanisme dans son ensemble et pour ses effets ultimes, mais, plus encore, nous nous trouvons privés également de la capacité de nous en faire une image ». Il est devenu presque impossible de se représenter et de percevoir le résultat de nos actions et toutes les conséquences directes et indirectes qu’il peut en découler. Le monde s’obscurcit donc encore davantage avec la segmentation de nos actions.
Pourtant, le progrès technique devrait nous éclairer de sa « belle lumière » d’après les chantres du progrès ? En réalité, l’éclaircissement que nous offrent ces lumières artificielles ne servent « qu’à faire croire aux gens qu’ils sont éclairés, alors qu’ils ne voient pas qu’ils ne voient pas ». La population est maintenue dans l’ombre, sagement endormie tandis que s’applique, ce qu’Anders appelle, la règle de la « proportionnalité inverse » c’est-à-dire un processus par lequel le rythme du progrès ne cesse d’accélérer et sous les effets de l’accélération notre représentation et notre perception ne cessent de diminuer plus fortement dans un sens inverse ce qui rend l’homme de plus en plus aveugle. Anders estime que nous finissons par devenir « défaillant », mot qui rappelle bien évidemment son célèbre ouvrage : « L’Obsolescence de l’homme » publié en 1956.
Cette défaillance est grave pour Anders car « les devoirs de notre sentir se sont accrus » vis-à-vis de ce que nous fabriquons et des conséquences que ces nouveaux objets impliquent mais la capacité de sentir des hommes n’a aucun moment changée, elle est demeurée égale. En somme, « désormais, nous ne sommes plus en tant qu’êtres doués de la faculté de sentir, à la hauteur de nos propres actions, car celles-ci rejettent dans l’ombre tout ce que nous avons pu accomplir dans le passé ». Quand nous devrions réagir, notre sentir fait tout simplement défaut. Nous devenons des « analphabètes de l’émotion ». Pour appuyer son développement, Anders rappelle que pour nous le crime d’un homme est effroyable à nos yeux, celui de dix hommes est déjà plus difficile à se représenter, mais alors qu’est-ce que la mort instantanée de 75 000 personnes à Hiroshima ou bien le génocide de six millions de personnes ? Un chiffre. Cette insuffisance à sentir est une carence très grave car elle « permet la répétition de ces pires choses ; qui facilite leur augmentation ; qui peut-être rend cette répétition et cette augmentation inévitables ». Plus rien ne semble pouvoir arrêter la machine, même le sentiment de responsabilité est complètement dilué dans la masse, car après tout, qui est responsable dans le cadre d’un génocide : les politiques, les employés des chemins de fer, les employés de bureau, les différentes polices locales, les civils qui ferment les yeux, tout le monde ?
Le monde des machines
La deuxième racine du mal que développe Anders est directement liée à la notion de décalage, cette racine est la transformation de notre monde en machine. Qu’est-ce qu’Anders entend par là ? Ces machines ne sont pas isolées, nous dit Anders, elles sont interconnectées au sein d’un environnement favorable duquel elles obtiennent des agents et des consommateurs divers qui finissent par devenir eux-mêmes des engrenages de ces machines (co-machiniques). L’empire des machines ne cesse de grandir et cette croissance débouche sur une banalisation de celle-ci. Ce qui est banal « on n’y prête pas attention ; et ce qui ne retient pas l’attention est accepté sans contestation ». Dès lors, pourquoi ne pas faire du monde un état « technico-totalitaire » dans lequel le monde serait intégré dans la machine elle-même. Véritable « royaume millénariste » dans lequel nous ne serions plus que des « pièces mécaniques » à l’image des déportés, devenus des simples pièces déshumanisées, dont les nazis disposaient à l’envie et qu’ils pouvaient broyer comme ils le souhaitaient pour nourrir leur industrie de guerre.
De nos jours, le développement des nouvelles technologies comme l’intelligence artificielle et les dangers que pourtant, elle fait peser sur nous, à court terme sur notre autonomie et à plus long terme sur notre civilisation, interroge, mais son développement est nécessaire à en écouter ses créateurs, sinon d’autres le feront. Nous nous trouvons là encore face à une activité « banale » qui pourtant risque de faire de nous des êtres de plus en plus des êtres obsolescents.
Nous, fils d’Eichmann ?
Revenons-en au titre même du livre et permettons nous d’y ajouter un point d’interrogation. En effet, de prime abord, il est assez perturbant d’être considéré comme un des fils d’Eichmann, qu’est-ce qu’Anders veut nous dire ici ?
Anders écrit : « ce ne serait pas un hasard si des vies misérables comme celles d’Eichmann et ses fils existeraient. Elles sont significatives de l’état actuel du monde. Dans le monde entier, il y aurait d’autres Eichmann (ex : Claude Eatherly, pilote météorologique d’Hiroshima ou encore Robert Oppenheimer). Ce destin de la monstruosité, connu de la famille Eichmann ou d’Eatherly, serait devenu un destin commun à tous ». Il y aurait des Eichmann à tous les niveaux de la société et pas seulement dans les années 40, mais bien aussi à notre époque et c’est là que veut en venir Anders avec le danger omniprésent de la répétition.
Pour expliciter son idée, Anders utilise l’exemple des employés travaillant aux développements des armes atomiques. Pendant le projet Manhattan des milliers de personnes travaillèrent à la construction de l’arme atomique, ils étaient employés « comme la chose la plus naturelle, à co-préparer la possible liquidation de population et peut-être de l’humanité. Ces nouveaux employés du monstrueux acceptent et remplissent ces « jobs » sans difficulté ». Pour Anders, Auschwitz ne serait donc qu’un prélude et elle pourrait se répéter : « Ne nous laissons pas endormir par le calme actuel ». Le projet Manhattan s’inscrit très justement dans cette répétition et les projets suivant de développement d’arme toujours plus puissante aussi.
Alors nous interroge Anders, sommes-nous comme Klaus Eichmann des fils d’Eichmann, faisons nous le choix de la continuité ou de la rupture : continuer l’oeuvre du père ou rompre avec lui pour oeuvrer pour la paix ; continuer de travailler pour ce système et subir le décalage ou rompre avec ce modèle et revenir à des organisations plus humaines ?
Malheureusement, Anders estime que si inoffensif que puissent être les visages de nos dirigeants politiques et économiques, ils portent des masques, mais « bon nombre de ces masques montrent même le large sourire débonnaire des pères de l’ère du bien-être -, le visage qui se cache sous ces masques est et demeure l’ancien visage, le seul de notre premier père. Le visage monstrueux ». Tous ces hommes soi-disant vertueux, qui nous gouvernent, sont des Eichmann en puissance, mais la plupart n’ont jamais vu leur véritable visage. Ils ne savent rien. Ils sont « convaincus de ne pas posséder d’autre visage » que celui qu’ils voient dans le miroir. En réalité, ils sont « eux-mêmes victimes de leur idéologie », eux les acteurs qui ne connaissent plus leur propre action, ils sont dans la matrice du capitalisme, convaincus de faire le bien. Pourtant, ils commettent parfois les pires atrocités soient en subissant la loi du décalage inconscient des conséquences soit ils voient très bien le résultat de leur action, mais en profitent comme Eichmann pour contourner cet écueil (cf. Est-ce que tout est perdu ?). Tandis que les autres, les petits grouillots, eux sont broyés dans la machine au besoin. Que penser des décisions de nos politiques pendant le génocide au Rwanda ? Que penser des patrons de la tech qui développent des solutions d’intelligence artificielle créant une société d’assisté ? Que penser des entreprises de pharmaceutique qui connaissent les conséquences de leurs médicaments sur l’homme, mais qui continuent à vendre la mort en gélule par pur profit ? Enfin que penser de nos dirigeants politiques qui soutiennent la politique d’Israël en leur fournissant des armes et en leur donnant un blanc-seing alors que se déroule sous leurs yeux un génocide à Gaza ?
Finissons cette partie avec cette citation d’Anders : « Les précurseurs du monde monstrueux d’hier sont également les précurseurs du monde d’aujourd’hui et de demain. Le calme pur et le plaisir ambiant (l’ère du bien-être) pourrait nous faire croire qu’on ne risque plus rien, mais cela est trompeur. Demain, nous pourrions être affecté personnel de service ou victime du processus de liquidation ». À méditer.
Est-ce que tout est perdu ?
Dans ses lettres, Anders développe l’idée d’une possible réaction qui naît quand devant notre impuissance grandissante, une force inhérente au choc de notre impuissance nous avertit du danger. Incapable de nous représenter le fruit de notre action, nous finissons par tout arrêter.
Eichmann avait bien conscience de ce à quoi il participait, il avait pu se le représenter en visitant des camps, mais Anders nous dit qu’il ne pouvait garder sous les yeux tous ces hommes et ces femmes en train de mourir, alors il a fini par détourner le regard et à devenir une victime directe du système bureaucratique dans lequel le résultat de ses actions n’étaient plus que des chiffres et des morceaux de papiers. Selon Anders, la représentation du massacre pourrait suffire à pousser à résister et à saboter la machine même, mais Eichmann utilisa au maximum la mise à distance et la loi du « décalage » pour s’en protéger et continuer son action. Tous les employés du système concentrationnaires de l’ensemble du Reich n’avaient pas forcément la « chance » qu’a eu Eichmann de se représenter le résultat de leur action en visitant des camps.
Conclusion
Par la notion de décalage, on touche, selon nous, à un problème fondamental de notre époque. L’homme est devenu capable de mettre en branle des forces qui le dépassent largement, à l’image de l’intelligence artificielle, mais sa capacité de représentation elle n’a pas évoluée. Bien évidemment, on pourra citer l’utilisation aujourd’hui des médias pour se tenir informé. Chaque soir, dans le confort de notre canapé, nous pouvons voir ce qu’il est « censé » se passer dans le monde. Mais on rappellera qu’il s’agit d’une vision et d’une construction de la réalité (cf. « L’Obsolescence l’homme » d’Anders de 1956) mais aussi que cette surexposition à l’actualité entourant le malheur de populations opprimées ou de la catastrophe climatique entraîne bien souvent sa banalisation. Les hommes et les femmes qui observent religieusement ces reportages continuent de dormir et de rêver même. Qu’ils sont loin tous ces événements catastrophiques de nos horizons immédiats. Depuis les lettres d’Anders, le décalage n’a pas disparu, il a au contraire fait qu’augmenter (cf. loi de la proportionnalité inverse) et avec lui le « caractère machinique » du monde. L’homme n’est plus seulement une pièce interchangeable de la machine ou simplement un téléspectateur comme à l’époque d’Anders, mais son corps et sa psyché sont devenues des parties intégrantes de la machine : nous sommes construits et moulés pour servir la machine à chaque instant de notre vie.
À présent, élargissons le spectre d’analyse d’Anders. Ce dernier dénonce l’incapacité des hommes à se représenter les conséquences de leurs actions et l’indifférence généralisée de nos sociétés vis-à-vis des plus grands crimes de l’humanité mais on pourrait aussi utiliser cette grille de lecture pour comprendre l’indifférence de chacun de nous face à la crise environnementale. Tout le monde connaît le problème, on en entend parler chaque jour, pourtant, nous continuons de faire des actions qui détruisent toujours plus notre environnement comme si de rien n’était. Nous sommes victimes, tout du moins presque tous, du décalage vis-à-vis des conséquences de nos actions sur l’environnement et le monde vivant. Que ce soit les catastrophes humaines et les catastrophes environnementales, il faut mettre fin à ce décalage et être en capacité de se représenter à nouveau le fruit de nos actions, mais aussi d’en finir du caractère machinique du monde. Comment ? En revenant à des structures plus humaines, en finir avec ce système absurde et tentaculaire construit par notre société capitaliste. Dans tout ce tumulte, l’écologie sociale pourrait être une option viable pour changer enfin de paradigme sociétal.
Pour aller plus loin, nous vous recommandons bien évidemment la lecture de « L’Obsolescence del’homme » (1956) de Günther Anders, mais aussi le visionnage du film « La Conférence » (2022) ou encore « La Zone d’Intérêt » (2023) qui sont à chaque fois des films extrêmement frappant sur le décalage dans lequel vivent les nazis vis-à-vis de leur action. Il suffit de voir le jardin du directeur d’Auschwitz, qualifié de « paradis » alors que de l’autre côté du mur, se trouve l’enfer même.
Nous, fils d’Eichmann
Günther Anders
Sabine Cornille (Traducteur)
Philippe Ivernel (Traducteur)