On parle beaucoup de la place que prend l’individualisme dans la société actuelle, généralement en la déplorant quand on en constate les effets non seulement sous un angle pratique mais sur les types même de subjectivité que cela produit qui s’en trouvent profondément déformées. Une grande confusion demeure pourtant et dans le même temps sur les origines et les causalités du phénomène, sur ce qui le produit.
Prioritairement, il ne faut surtout pas confondre l’individualisme avec le développement nécessaire de la conscience individuelle, à envisager comme un processus historique indispensable à l’émancipation. Être libre, construire sa liberté exige en effet cette élaboration d’une conscience autonome qui, par sa plus ou moins grande richesse, déterminera la qualité de la relation que nous sommes en mesure de tisser avec tout ce qui nous environne, que ce soit les autres êtres humains ou plus généralement l’ensemble de la nature. L’individualité donc, qui par son infini diversité devrait être ce qui nous permet de prendre place dans le monde, d’y apporter notre part et d’en être aussi reconnu.
De l’autre coté, il y a cette atrophie maladive, cet égarement de l’individualité que nous nommons individualisme qu’il nous faut considérer sous l’angle d’une véritable pathologie sociale et qui n’a pu acquérir sa dimension actuelle qu’à travers l’instauration progressive et la volonté totalitaire de l’idéologie capitaliste qui a réussi à s’imposer mondialement. Triste religion qui a fait de l’égocentrisme son credo à travers les eaux glacés du calcul égoïste .
Si l’individualisme a bien sûr pu exister avant le capitalisme, c’était un phénomène résiduel demeurant assez marginal et qui n’a jamais pu s’imposer dans la durée car existant à ses risques et périls. C’est bien avec la montée en puissance de la bourgeoisie, c’est à dire de la classe sociale qui a instauré avec sa mentalité particulière le capitalisme que s’est installé progressivement le règne de l’individualisme, du chacun pour soi comme règle de vie. Pauvre vie quand l’on y pense puisque, et c’est sans doute l’aspect le plus comique de l’individualiste, il n’échappe pas à un besoin assez essentiel de notre nature humaine, celui de rencontrer une certaine reconnaissance de son être particulier. Or son égocentrisme ne peut que l’isoler, le condamner à une incurable solitude où, tout au mieux, il sera reconnu à travers ses avoirs mais jamais en son être qui ne pourra déclenché qu’un mépris plus ou moins dissimulé. Il ne lui reste plus alors que le cynisme comme ultime refuge.
Comme Marx et ses successeurs conséquents l’ont bien démontré, le capitalisme n’est pas seulement un ordre injuste et barbare en ses fondements, il est aussi un processus de marchandisation du monde dans sa totalité. Et ce sont les êtres humains eux-mêmes qui ont été happés par cette marchandisation du monde et en ont adopté, sous une forme de contrainte permanente, la règle implicite, à savoir la concurrence généralisée. On voit bien alors, dans ces circonstances, que l’individualisme dont nous parlons ne peut être réduit à une fâcheuse tendance caractérielle de l’humanité mais est bien une conséquence directe de cette aberrante forme d’organisation sociale qu’est le capitalisme où la partie la plus médiocre et la plus mesquine de l’humanité se trouve en mesure d’imposer ses règles à tous et contre l’intérêt général. C’est pourquoi l’instauration d’une prédominance du commun, d’une société tout simplement solidaire, où chacun aurait sa place et pourrait donner le meilleur de soi-même grâce à son individualité enfin reconnue, exige comme préalable incontournable l’abolition pure et simple du capitalisme qui en est l’absolue contradiction par tout ce qui le caractérise. C’est pourquoi également l’Écologie sociale se doit de débusquer le capitalisme en toutes ses articulations, que ce soit l’État, l’argent, le travail aliéné, le marché concurrentiel et jusque dans la conception même de ce que à quoi a été réduite notre humanité déclinante sous son règne.