Du capitalisme et de l’État – S’extraire d’une illusion.

En 2017 est sorti «L’ombre d’Octobre» de Pierre Dardot et Christian Laval, en référence à un centenaire, livre qui curieusement a reçu assez peu d’échos en France. Cet ouvrage mettait en lumière et de manière synthétique ce qui représente sans doute, le plus gros mensonge du Vingtième siècle ; un siècle qui fut pourtant particulièrement abondant en la matière. Précisons tout de suite que ses auteurs sont des partisans résolus de l’émancipation, de tout ce qui peut effectivement y participer et donc des adversaires de l’affligeant mode d’organisation sociale établi mondialement par le capitalisme. (voir leurs autres ouvrages et notamment «Commun» et «Le choix de la guerre civile – une autre histoire du néo-libéralisme»)

Ils n’ont évidemment rien inventé et se sont appuyés en l’occasion sur les très nombreuses sources et témoignages, assez aisément disponibles quand l’on veut bien se donner la peine de les trouver.

Nous parlons ici de ce moment d’illusion collective que fut la soi-disante révolution d’octobre 1917 qui se révèle pleinement, dans les faits, comme ayant été une contre-révolution. Une contre-révolution qui mit un terme au formidable mouvement d’auto-émancipation que furent préalablement les Soviets (assemblées de base en démocratie directe).

L’URSS ne fut ni socialiste, ni communiste, ni soviétique. Les bolchéviks qui s’emparèrent alors du pouvoir ne firent qu’utiliser ces mots qu’ils se dépêchèrent de vider de toute substance en bâtissant un régime extrêmement hiérarchisé et gouverné dans les faits par leur Comité central.

S’appuyant sur une vaste bureaucratie et une police politique à la chasse de tous les opposants du régime, il s’avéra que c’est bien une forme particulière de capitalisme qui prit place où simplement la bourgeoisie traditionnelle fut remplacée par une caste de bureaucrates qui, d’une manière moins immédiatement visible, joua exactement le même rôle bien qu’assez maladroitement.

La vieille plaisanterie qui courut durant toute cette période dans les pays de l’est, « Le Capitalisme, c’est l’exploitation de l’homme par l’homme. Le Communisme, c’est le contraire. », prend tout son sens dès que l’on comprend qu’il n’y eut jamais de communisme mais juste une variante du capitalisme et de son Économie politique. Loin de s’emparer du pouvoir et de pouvoir procéder à son propre dépassement en tant que classe exploitée, le prolétariat fut réduit à une condition toute aussi aliénée et misérable que dans le reste du monde capitaliste.

La prise de pouvoir personnel de Staline ne fit que rigidifier encore un peu plus le processus en ses logiques totalitaires. Les artistes novateurs, comme tous les révolutionnaires, furent condamnés au silence, au suicide, à la collaboration, à l’exil ou tout simplement assassinés. Les témoignages de révolutionnaires du monde entier qui se rendirent sur place en espérant découvrir un autre monde et qui durent vite déchanter ne manquèrent pourtant pas au fil des années. Citons brièvement Emma Goldman, Panaït Istrati, Ante Ciliga, Victor Serge. Ils furent ignorés.

D’autres par contre, plus nombreux et par aveuglement idéologique, préférèrent ne rien voir et participèrent ainsi de la permanence de ce mensonge. On les oubliera.

Nombre d’auteurs, plus ou moins connus et peu suspects d’anti-communisme primaire, tentèrent aussi d’apporter, avec preuves à l’appui, un démenti. Citons dans le désordre Otto Rühle, Boris Kritchevski, Rudolf Rocker, Alexander Berkman, Isaac Babel, Boris Souvarine, Bruno Rizzi, Paul Mattick, Karl Korsch, Anton Pannekoek, Varlam Chalamov, Alexandre Skirda …

Leurs révélations et analyses ne furent pas non plus prises en compte.

En 1947, George Orwell, qui avait pu pendant la guerre d’Espagne constater en direct la réalité criminelle de ce soi-disant communisme et de sa pratique contre-révolutionnaire, déclara  » Rien n’a plus contribué à corrompre l’idéal socialiste initial que de croire que l’Union soviétique était un pays socialiste. » Et en effet, rien n’a pu nuire autant aux nombreux mouvements d’émancipation qui ont traversé le Vingtième siècle, en cherchant à s’opposer au règne du capitalisme, que la persistance de l’illusion qu’existaient des régimes communistes en contradiction avec celui-ci et qui présenteraient une alternative.

Le capitalisme lui-même finit par trouver commode l’existence de cette fiction qui lui permettait alors de présenter avantageusement son libéralisme aux couleurs vives face à la grisaille venue de l’Est tout en continuant à étendre son emprise totalitaire jusqu’à la mondialisation contemporaine.

Aujourd’hui, l’URSS et la quasi totalité des régimes qui s’établirent sur son modèle ont disparu, leur système dérivé du capitalisme et par trop contradictoire s’étant montré insuffisamment efficace.

Pourtant, loin de disparaître, la grisaille s’est étendue un peu partout et de manière de plus en plus persistante. Et ce n’est pas seulement une métaphore.

Un pays, et non des moindres, concrétise mieux que tout autre et par son évolution la vérité qui se dissimulait derrière ce mensonge mondialisé, c’est la Chine. Du capitalisme de remplacement qui se cachait sous son prétendu communisme – mais qui restait peu rentable, elle s’est trouvé en mesure de basculer dans les dernières décennies en un capitalisme tout à fait débridé attirant tous les investissements. Ce qui est loin d’être aussi surprenant que voudraient nous le faire croire les politologues. C’est que les bases structurelles du capitalisme étaient déjà bien présentes et qu’il suffisait de les orienter un peu différemment. Une main-d’œuvre inépuisable, obéissante et travailleuse, issue de la main de fer du maoïsme et que l’on mettait à leur disposition, voilà qui ne pouvait que faire rêver tous les capitalistes du monde entier ; un nouvel Eldorado. La bureaucratie chinoise du parti dit-communiste ne demandant, derrière ses tirades nationalistes et idéologiques, que sa part du gâteau et le partage des profits. Bureaucrates de système et bourgeoisie démontrant ainsi leur parfaite similarité et leur grande entente. D’autant que le néo-libéralisme, dernier avatar du capitalisme, a désormais bien compris qu’il ne pouvait se passer d’un État fort, garantissant la propriété de ses moyens de production, la sécurité de ses agents et la circulation monétaire. Tout ce que le régime chinois leur a jusqu’ici offert sur un plateau.

Le problème du capitalisme, c’est qu’il n’a plus d’ombre pour se dissimuler et que ce sont de plus en plus ses propres contradictions qui éclatent au grand jour, précipitant son avancée vers les logiques totalitaires qu’il prétendait pouvoir dépasser en d’autres temps. Le roi est nu et apparaît en toute sa laideur.

La principale conséquence du mensonge historique explicité ci-dessus, ce fut la perte d’espoir en un monde différent qui ne serait pas réduit à la sinistre foire d’empoigne du capitalisme.

Pourtant, il faut bien admettre que le type de société auquel nous contraint le capitalisme est de plus en plus invivable pour le plus grand nombre, que sa destruction continue du monde vivant et des conditions d’une vie bonne sur terre tourne à l’irréversible.

Il faut nous arracher au fatalisme instauré par l’idéologie dominante qui a voulu nous persuader que n’existait pas d’alternative à son système. Tout reprendre donc de la pensée critique du capitalisme à la lumière de l’expérience historique acquise. Les analyses de Marx, pour commencer, restent tout à fait pertinentes pour l’essentiel malgré la tentative sournoise des idéologues du système d’associer celui-ci aux régimes pseudo-communistes qui dans les faits n’en ont jamais été. Il nous faut comprendre, comme un acquis de l’expérience historique, que les structures étatiques, hiérarchiques, et pyramidales sont intimement liées au capitalisme lui-même et que l’on ne peut donc en attendre aucune solution. Toutes les tentatives et prétentions de vouloir changer la société par le haut sont illusoires et vouées à l’échec. Toutes les révolutions ont commencé sans chefs et quand elles en ont eu, elles ont fini.

Si l’on se penche sur l’histoire du capitalisme depuis ses origines, on constate que son évolution et son développement sont en liaison direct avec les processus de centralisation étatique, l’un conditionnant l’autre. Le principe radicalement inégalitaire qui fonde l’idéologie du libéralisme marchand ne peut s’épanouir sans la protection de la puissance régalienne de l’État. Inversement, l’État, en ses différents échelons, ne peut se maintenir sans l’apport financier que lui procure le système capitaliste. C’est pourquoi l’interpénétration entre ces deux éléments structurels de la domination est désormais tout à fait généralisée. Leurs personnels circulent de l’un à l’autre quasiment sans obstacles.

Qu’en conclure ? Il apparaît que ce qui autorise la continuité du système global de domination tel qu’il se présente en sa mondialisation, c’est précisément cette composante double, d’une part des structures étatiques, qui bien que différenciées en leurs apparences demeurent essentiellement policières, de l’autre la vaste machinerie capitaliste qui se perpétue à l’abri de ces structures régaliennes sans lesquelles son infamie et ses multiples nuisances ne resteraient pas impunies.

S’il est totalement illusoire d’attendre ou d’espérer un capitalisme régulé, il est tout aussi illusoire d’attendre la sécurité d’un quelconque pouvoir étatique qui n’a jamais d’autre but que de perpétuer l’insécurité qui le justifie d’une manière toute idéologique. Cette protection, il la réserve et la réservera toujours à ce qui le nourrit et lui donne corps, le Capital. Au dépens de tout le reste qui ne sera jamais que pâte à modeler et à contraindre pour ce Léviathan.

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