L’ouvrage « Qu’est-ce que l’écologie sociale ? » de Murray Bookchin est une porte d’entrée essentielle pour comprendre les fondements théoriques de l’écologie sociale. Publié par l’Atelier de création libertaire en 2012, ce texte est la traduction française du premier chapitre de l’œuvre majeure de Bookchin, The Ecology of Freedom: The Emergence and Dissolution of Hierarchy, parue pour la première fois en 1982. Ce travail est une contribution déterminante à la pensée écologique radicale et au projet d’émancipation sociale.
Une critique des approches traditionnelles de l’écologie
Bookchin démarque son approche de l’écologie des discours dominants centrés exclusivement sur la préservation de la nature ou les solutions technocratiques. Pour lui, les crises écologiques ne peuvent être comprises indépendamment des systèmes sociaux qui les produisent. L’écologie sociale articule la destruction de la nature à l’exploitation de l’humain par l’humain, plaçant l’émergence des hiérarchies sociales et des dominations au cœur de son analyse.
« Aux énormes problèmes de fond que crée l’ordre social actuel s’ajoutent les énormes problèmes de fond créés par une mentalité qui a commencé à se développer bien avant la naissance du capitalisme, et que ce dernier a entièrement absorbée. Je veux parler de la mentalité structurée par les notions de hiérarchie et de domination, où la domination de l’homme sur l’homme a donné naissance au concept de la domination de la nature comme « destin ». Voire comme nécessité de l’humanité. » (Bookchin, 2012, p. 4) Introduction
« Le fait que la hiérarchie sous toutes ses formes – domination des vieux sur les jeunes, des hommes sur les femmes, de l’homme sur l’homme dans le rapport de classe, de caste, d’ethnie ou sous toutes les autres formes de stratifications sociales – ne soit pas reconnue comme un système de domination plus ample que le rapport de classe est une des carences les plus évidentes de la pensée radicale. Aucune libération n’est possible, aucune tentative d’harmoniser les rapports humains et les rapports entre les hommes et la nature ne pourra réussir si l’on n’a pas éradiqué toutes les hiérarchies, et pas seulement les classes sociales, toutes les formes de domination, et pas seulement l’exploitation économique. » (Bookchin, 2012, p. 4) Introduction
L’auteur critique la tendance des sciences écologiques à naturaliser les dynamiques de pouvoir et à ignorer les racines sociales de la crise environnementale. Il montre que l’idée de « domination de la nature » découle directement des formes hiérarchiques et autoritaires des sociétés humaines. Cette approche relie donc la lutte pour l’écologie à celle pour la justice sociale, dépassant les clivages entre mouvements environnementalistes et sociaux.
« Le message de l’écologie sociale n’est ni primitiviste ni technocratique. Elle cherche à définir la place de l’humanité dans la nature – place singulière, extraordinaire – sans tomber dans un monde préhistorique anti technologique ni partir sur un vaisseau de science-fiction. L’humanité fait partie de la nature, même si elle diffère profondément de la vie non humaine par la capacité qu’elle a de penser conceptuellement et de communiquer symboliquement. La nature, pour sa part, n’est pas un écran panoramique à regarder passivement : c’est l’ensemble de l’évolution, l’évolution dans sa totalité, tout comme l’individu est toute sa biographie et non pas la somme des données numériques qui mesurent son poids, sa taille, voire son « intelligence ». » (Bookchin, 2012, p. 6) Introduction
La hiérarchie, pivot de l’analyse
Le concept central de l’écologie sociale est celui de hiérarchie, que Bookchin définit comme un mode d’organisation où certains individus ou groupes exercent une domination structurelle ou systémique sur d’autres. Ce phénomène, enraciné dans l’histoire, aurait pris forme avec l’émergence des premières sociétés agricoles, qui ont vu naître les inégalités de richesse, de pouvoir et de statut.
Bookchin va plus loin en suggérant que la hiérarchie ne se limite pas aux relations humaines, mais s’étend à notre rapport à la nature. En effet, c’est parce que nous avons commencé par dominer nos semblables que nous avons établi un système d’exploitation de ces derniers et celle de la nature. En dénonçant cette dynamique, il invite à construire une société basée sur des relations égalitaires et interdépendantes des écosystèmes.
Une vision politique et émancipatrice
Pour Bookchin, résoudre la crise écologique implique une transformation profonde de la société. Cela passe par la décentralisation, l’autogestion et l’organisation politique de la vie sociale collective grâce à des assemblées populaires locales. Ces structures démocratiques permettent d’exercer un contrôle direct sur les affaires communes, tout en cultivant un rapport harmonieux avec l’environnement. Ce modèle s’inscrit dans une tradition libertaire et communaliste, où la liberté est indissociable de la responsabilité collective.
Cette vision s’oppose radicalement aux solutions autoritaires ou capitalistes à la crise écologique, qui perpétuent les logiques de domination et d’exploitation. Au contraire, l’écologie sociale vise une réconciliation entre les humains et entre ces derniers et la nature, par la mise en place d’une société basée sur l’entraide, l’équilibre et l’éthique de la complémentarité.
« Nos interventions peuvent être créatrices ou destructrices, et c’est là le plus grand problème à discuter dans toute réflexion sur nos interactions avec la nature. Si nos potentialités humaines sont énormes, rappelons nous qu’aujourd’hui nous sommes encore moins qu’humains. » (Bookchin, 2012, p. 7) Introductions
« Parvenir à notre pleine humanité est un problème social, qui dépend de changements institutionnels et culturels fondamentaux : ne pas le voir, c’est réduire l’écologie à la zoologie et faire de toute tentative de réaliser une société écologique une chimère. » (Bookchin, 2012, p. 7) Introduction
« Notre définition ne doit pas seulement comporter la capacité de raisonner logiquement et de réagir émotionnellement dans une perspective humaniste ; elle doit aussi impliquer la perception vive des liens qui unissent les choses et une vision créatrice du possible. À cet égard, Marx avait tout à fait raison de souligner que la révolution qu’exigeait notre époque devait puiser sa poésie non dans le passé, mais dans l’avenir, dans le potentiel d’humanité gisant dans les profondeurs de la vie sociale. » (Bookchin, 2012, p. 12) – 1982
Un outil pour l’éducation populaire
L’ouvrage est un support précieux pour l’éducation populaire, car il offre des clés pour comprendre et déconstruire les structures oppressives de nos sociétés. Il peut être utilisé dans des ateliers, des cercles de discussion ou des formations pour sensibiliser aux liens entre justice sociale et justice écologique.
Par son langage clair et son approche holistique, Qu’est-ce que l’écologie sociale ? permet de réfléchir collectivement aux alternatives à construire face aux crises systémiques et multidimensionnelles que nous traversons. Il appelle à repenser nos modes de vie, nos institutions et notre rapport au monde.
« La documentation historique abonde concernant les mécomptes commis par les chefs, les partis, les factions, les « gardiens » et les « avant-gardes ». Si la nature est « aveugle », la société l’est aussi dans la présomption de se connaître elle-même complètement, que ce soit sous la forme des sciences humaines, de la théorie sociale, de l’analyse des systèmes. Les « génies » de l’humanité, d’Alexandre le Grand à Lénine, ne l’ont certes pas toujours bien servie. Ils ont fait montre d’une arrogance capricieuse qui a fait autant de tort à l’environnement social que l’arrogance des hommes ordinaires a été désastreuse pour l’environnement naturel. » (Bookchin, 2012, p. 33) Chap. I : The Ecology of freedom : the Emergence and Dissolution of Hierarchy – 1982
En conclusion
Ce texte de Murray Bookchin constitue une base théorique et politique incontournable pour celles et ceux qui souhaitent s’engager dans une transformation écologique et sociale radicale. Il ne s’agit pas seulement d’un diagnostic critique, mais d’un appel à l’action, pour bâtir des communautés autogérées, égalitaires et solidaires capables de répondre aux défis écologiques tout en luttant pour l’émancipation humaine.
« Mais une société, aussi profondément enracinée dans la nature qu’elle soit, n’en est pas moins autre chose qu’une communauté. Ce qui donne aux sociétés humaines des caractéristiques uniques parmi toutes les communautés, c’est que ce sont des communautés institutionnalisées, fortement et souvent rigidement structurées autour de formes explicites de responsabilité, d’association et de relation interpersonnelle, axées sur le maintien des moyens matériels nécessaires à la vie. » (Bookchin, 2012, p. 25) Chap. I – 1982
Lire aussi : L’Écologie Sociale – Une présentation
Les éditions Atelier de création libertaire : Qu’est-ce que l’écologie sociale ?