■ Jorge VALADAS
ITINÉRAIRES DU REFUS
Chandeigne et Lima, « Brûle-frontières », 2025, 272 p.
« Sur le terrain vague de la mémoire, écrivit Pierre Drachline, poussent ces herbes folles que l’on nomme, à défaut d’un mot plus précis, des souvenirs. » La mémoire, il l’a fidèle, Jorge Valadas, et précis les souvenirs, même les plus lointains. Au point qu’à lire ces Itinéraires du refus, on se trouve subitement plongé dans les siens propres avec, en tête, une idée perturbante : de quel bois est-il fait, ce bougre, pour exhumer des souvenirs de ce long et volatil temps de l’enfance avec une telle aisance et précision ? Car il semble se rappeler de tout, Valadas, de la couleur d’un ciel, d’un parfum de sa mère, d’une douceur pâtissière d’un jour de gloire, de sa lecture précoce de Walter Scott, de ses tout premiers refus, du Lisbonne des années 1950 et 1960 – dont il dresse un tableau pointilliste et saisissant de vérité à partir des souvenirs tenaces de ce qu’il percevait, enfant puis adolescent, de l’air oppressant qu’on y respirait.
Il est vrai que Jorge Valadas a visiblement intégré tout jeune cette tribu d’êtres têtus qui, dès qu’ils les ont entendus et assimilés, habitent « les mots de Liberté et de Révolution » comme pièces essentielles d’un puzzle en construction permanente. Dès lors, dans leurs imaginaires vagabonds, ils sont toujours là, prêts à servir, comme balises inspirantes. Le reste est affaire de ténacité, de culture, de pratique et de quête des lointains. « Les choses – écrit-il – cherch[aient] leur place dans mon esprit. » En 1956, c’est à Budapest que les mots « liberté » et « révolution » prennent forme et sens. Un peuple s’y soulève contre le Parti dit communiste, occupe les usines, crée des conseils ouvriers, ouvre la voie de sa propre émancipation. Les chars de l’Armée rouge la refermeront. Par anticommunisme, le pouvoir salazariste soutient les Hongrois. Le petit Jorge a onze ans quand il se rend, en compagnie de son père, un homme d’ordre et de morale plutôt favorable au régime, à sa première manifestation. Pour protester contre la tuerie de Budapest, précisément. C’est l’idée de « Liberté » – avec majuscule – qui anime le gamin, cette liberté que les chars russes ont écrasée. Cela dit, au fond de lui-même, il sent bien que les salazaristes qui ont organisé ce rassemblement, et qui se veulent, par anticommunisme, les porte-voix des insurgés, n’ont, en matière de liberté, aucune leçon à donner à personne. Son père semble le penser aussi, mais en silence.

De chapitre en chapitre, la plume alerte de Jorge Valadas nous entraîne dans un voyage au long cours relevant tout à la fois du parcours d’apprentissage, de la pérégrination esthétique, de l’aventure humaine, de l’expérimentation politique et de l’appel du large. Tout cela, avec la claire volonté de faire en sorte que ce road movie existentiel échappe aux effets négatifs du passage du temps, dont le plus ravageur est sans soute de figer l’ancienne mémoire dans le poncif, le convenu ou le nostalgique. Ce pari, car c’en est un, Jorge Valadas le tient du début à la fin de ces Itinéraires, ce qui ne l’empêche pas, au gré des pages, de manier la mélancolie comme elle doit l’être, c’est-à-dire comme un sentiment qui pense… À ce pèlerinage de Fatima, par exemple, où, enfant, il s’est senti « immergé dans un monde laid, terrible, méchant », un univers de « peur » forgeant à jamais en lui un « refus définitif des situations de masse, de cette dissolution de l’individu dans la foule, de l’irrationnel devenu force collective », mais aussi la conviction que cette « peur » majuscule de la religiosité ne pouvait « se surmonter que par le travail de l’imaginaire ». Il n’en manque pas d’imagination, le jeune Jorge. Il s’exerce à l’aiguiser lors de ses séjours d’été sur l’île d’Abódora (du Potiron), dans l’Algarve. Ce « temps d’un présent immobile où le futur n’a pas encore sa place », il le vit dans le bonheur de la découverte et du saisissement du sentiment du désir, mais aussi dans la lecture de livres d’histoire, forcément avalisés par la censure salazariste, où toujours le gamin s’identifie aux « infidèles pourchassés » plutôt qu’aux « chevaliers chrétiens » qui les traquent. Le pli est pris, en somme. « Hors des normes », et pour longtemps.

« Le sens de la vraie vie, note Jorge Valadas en se remémorant la sienne propre, est dans le pas de côté ». C’en est un, et comment, de s’inscrire, en septembre 1963, à l’École navale d’Alfeite, sur l’autre rive du Tage. L’appel du large, là encore. L’expérience tient pourtant de l’épreuve, du moins au début : bizutage, humiliations, l’infâme panoplie de vexations dont sait faire preuve la gente militaire. Le jeune homme en tire une leçon : faire le « maximum du minimum » pour éviter de se faire remarquer. Utile principe de survie, il est vrai, quand on a compris « qu’en face nous avons des nuls et des lâches ». Mais la résistance à la bêtise galonnée exige parfois un pas de plus, collectif cette fois, pour marquer la frontière. Il se fait, au cours d’un exercice militaire stupidement ordinaire, dans un acte d’insubordination caractérisée : un refus de crapahuter, un sit-in dans la nuit et une réponse toute prête, décidée collectivement, pour l’aube qui vient toujours : « Arrêtez-nous, menottez-nous ! Nous refusons de jouer le jeu. » Les gradés n’en feront pas un plat. La résistance est donc possible. Plus tard, mi-janvier 1966, c’est la découverte de l’Afrique. Amarrage au port de Bissau – en Guinée « portugaise », comme disent les officiels. Une semaine – le temps de découvrir l’horreur de la guerre coloniale – et une image traumatisante : un groupe d’hommes à moitié nus, couchés à même le sol, le regard vide ; « des terroristes », dit l’officier de service ; ils viennent d’être torturés, détruits. « Jusqu’à ce moment précis, écrit l’auteur, la guerre coloniale était fondue dans le paysage, tenue à distance, masquée par la végétation luxuriante. À partir de ce moment, elle fait une entrée concrète dans nos vies. Je pense à Joseph Conrad, nous étions au cœur des ténèbres. » Ce qui se noue chez lui à cet instant précis, c’est une certitude : refuser cette sale guerre. Sa décision de déserter est prise, irrévocable. Il choisit le chemin de l’exil en juillet 1967.

Mais c’est difficile de partir parce qu’il y a la famille, à qui, pense-t-il, il doit la vérité. Son père s’effondre. Il anticipe les conséquences que l’acte de son fils pourrait avoir sur sa propre carrière de professeur et menace de le dénoncer à la police. « Il n’en est pas question ! », dit la mère. Fermement. Le lendemain, elle accompagne son fils à la gare et, sur le quai, lui murmure cette phrase inoubliable pour lui : « Si c’est pour ton bonheur, alors je veux que tu partes ; n’oublie pas de nous écrire. »
Le cap, c’est Paris. Un petit hôtel à Montmartre ; une connaissance, Françoise, militante anticolonialiste ; une démarche sans succès place Kossuth, siège du PC, pour voir s’il peut être assisté ; des déambulations incessantes dans la Ville-Lumière ; des petits boulots alimentaires ; une découverte renversante : celle de l’excellente revue portugaise d’opposition et d’orientation marxiste anti-autoritaire, Cadernos de circunstáncia, au sous-titre alléchant pour l’exilé qu’il est devenu : « Analyse et documents sur la vie portugaise [1]. Ils compteront beaucoup dans sa vie.

Au ressac de Mai-68, c’est un retour « au temps qui ne fait que passé », comme dit un poème surréaliste. Un tunnel qu’illumine, cela dit, la fierté d’avoir été de l’aventure et d’y avoir tenu sa place dans le maelström d’une vie enfin digne d’être vécue. Le retour à la normale, pour Jorge, c’est d’abord la quête d’un faux passeport – que lui fournira José Hipólito dos Santos, un disciple portugais du génial faussaire Adolfo Kaminsky [2] –, une activité salariée, des cours pour étudiants étrangers à Sciences Po – « un désastre ! » – et la conviction définitivement acquise que Georges Navel avait raison, dans son inoubliable Travaux, de postuler que, tous comptes faits, il valait toujours mieux opter pour « l’apprentissage en autodidacte ».
L’exil, le sentiment de l’exil, sa dimension existentielle sont au centre de ce livre, qui explore toutes les phases par lesquelles passe l’exilé : la fierté d’avoir atteint son but ; la sensation de solitude qu’il génère ; la rage qui en résulte ; la blessure qu’on en retire et que jamais rien ne guérit, pas même le retour à l’étrangère terre première. Car exilé on l’est et on le reste à jamais, pour soi et pour les autres. Un être venu d’ailleurs et dont l’ailleurs est dans la tête. « Se sentir étranger à tout et à tous, note Jorge Valadas, procure une immense fatigue », une fatigue à double entrée en réalité : celle qui émane d’une obligation à fuir et celle qui provient du sentiment que cette fuite obligée a doté l’exilé d’une « richesse intérieure » augmentée. La surmonter, cette fatigue, c’est parvenir à « s’exiler de l’exil » pour retisser un lien possible avec le pays d’origine, en sachant qu’on n’en sera jamais vraiment parce que, quelque part, on se sentira toujours comme étant d’une partance et d’un retour, ou plutôt de ce mouvement, du mouvement. Un homme aux semelles de vent, en somme.
Ça tombe bien parce que Jorge Valadas aime les voyages. C’est ainsi que, doté de son faux-vrai passeport et d’un visa délivré sans problème par l’Ambassade américaine de Paris, il décide, en septembre 1970, accompagné de son amie Jackie, étudiante à l’Université de Pennsylvanie, de traverser l’Atlantique. Sur les conseils de Ngo Van, il y rencontrera, à Boston, le grand Paul Mattick [3], théoricien du communisme de conseils, mais aussi son fils –Paul Jr., digne héritier politique de son père – qui deviendra un ami proche.

L’exil, encore, mais en sens contraire cette fois… Sur le chantier où il travaille comme électricien, Jorge apprend par deux collègues portugais, déserteurs eux aussi, que, ce 25 avril 1974, les jeux sont faits : « Le régime est tombé ; ils viennent de l’annoncer à la radio ». Dès lors, l’appel du retour se fait irrésistible. Le 3 mai, il prend le Sud-Express à Austerlitz, via Lisbonne, accompagné d’un copain du Mouvement du 22 mars de Nanterre. À la frontière, aucune police ne contrôle aucun papier. « Lisbonne vit dans la liesse », écrit-il. Et la liesse, il faut en profiter parce que, généralement, elle s’estompe vite. Ce qui l’enthousiasme, lui, c’est que le mouvement des grèves et occupations prend vite, qu’il s’auto-organise à la base : des comités de travailleurs, d’habitants, de soldats poussent comme mille fleurs dans le printemps lisboète. De quoi avoir le cœur et la tête en liesse, même quand on connaît la capacité des bureaucraties de toutes sortes, mais surtout du Parti communiste, à confisquer à celles et ceux qui les ont acquises, leurs plus belles victoires.
« Un soir, écrit Jorge Valadas, je croise à Lisbonne un copain d’exil de Paris. Il déambule un peu perdu. Le nom des rues, le numéro des trams, la géographie de la ville, il a tout oublié. Lui, qui avait vécu toute sa vie à Lisbonne, erre dans les rues comme s’il avait débarqué à Buenos Aires. Inconsciemment, me dit-il, il avait rayé la ville de sa tête. » Le retour d’exil, c’est toujours comme ça : le cœur balance entre bonheur et tristesse. Et c’est bien normal, le bonheur parce qu’on a été d’un endroit et la tristesse parce qu’on n’en est plus, qu’on est définitivement d’ailleurs. Au mieux on a toujours une tête qui dit quelque chose au bistrotier du coin de sa rue, mais pas davantage. La césure est faite, et elle est définitive. Reste la famille : le visage radieux de sa mère, malade, respire le bonheur en voyant son fils ; son père et sa sœur sont moins expansifs, même si on les sent heureux. Mais rien n’y fait, là encore, on n’est plus d’ici, ni de cet espace, ni de ses anciennes habitudes, ni même de sa chambre. « Ce que je ressens terriblement, écrit Jorge Valadas, est la distance aux autres, une séparation, un mur, un mur infranchissable. » Il lui faudra donc rompre une fois encore, et cette fois-ci avec l’illusion d’un retour au pays de l’enfance. C’est un choix qui rend triste, dit-il, mais qui suscite une sensation apaisante de calme intérieur. « Lisbonne est à nouveau une pensée, une sensation, une lumière très blanche », note-t-il. Un ailleurs, en somme. L’exil, ce sera toujours une absence de lieu et le lieu d’une présence.

On ne fera qu’évoquer, parce qu’on préfère laisser le lecteur les découvrir, les deux chapitres finaux – « La lumière de la vie » et « Réconciliation attendue » – où il est question de la fin de vie de la mère et du père de l’auteur. L’émotion qui s’en dégage y est difficilement communicable tant elle est liée aux mots qui la portent. L’un des chapitres est précédé d’une citation de B. Traven, cet exilé définitif. Elle dit : « Il faut savourer la vie tant qu’elle dure et en tirer le plus possible, car la mort est en nous depuis l’instant de notre naissance. » La vie, elle bruisse à chaque page de ce livre qui s’attache à restaurer, dans un mouvement permanent, la mémoire des douleurs et des plaisirs, intrinsèquement mêlées.
À son auteur, Jorge Valadas, et en hommage à ce que la lecture de ce livre nous offre, cette phrase d’un ami qui résumait sa vie ainsi : « J’ai vécu des jours de merveille que l’inquiétude attisa toujours. » C’est ce que j’ai ressenti, je dois dire, en lisant ces superbes Itinéraires du refus.
Freddy GOMEZ
