Floréal M. Romero sur le Communalisme

Avril 2020

1) On voit tout un courant « citoyenniste » se saisir du municipalisme et du communalisme. La révolution communaliste serait-elle déjà diluée dans les eaux tièdes de la social-démocratie ?

En effet, tout un secteur « citoyenniste » s´est emparé du municipalisme, mais sans toutefois trop afficher l´adjectif libertaire. Là commence toute l´ambigüité et se lève un coin du tapis que cache cette nouvelle stratégie élaborée suite au délabrement et à la désorientation de la « Gauche ». La gauche étant ici entendue, non pas dans son cadre plus vaste d´une sensibilité humaniste à laquelle adhère totalement la pensée communaliste (lutte contre les injustices, contre les riches, le racisme, le sexisme, le militarisme, pour un service vraiment public, etc…). J´entends ici « Gauche » dans son sens plus restreint d´une stratégie des partis politiques se situant à gauche sur le vecteur de la démocratie représentative.

Cette « Gauche », en tant que partis divers, adhère aux règles de jeu électoral de cette démocratie représentative qui sont établies dans le cadre strict des Institutions de l´Etat, ce levier fondamental de l´économie politique. Elles ont été étudiées et mises au point par la bourgeoisie au final de ses trois révolutions de la fin du XVIIIème siècle (l´anglaise, l´américaine, la française). C´est pourquoi, la couleur des partis sur cet échiquier politique ne sera jamais clivant puisque le but de ce gouvernement représentatif reste invariablement celui de faciliter l´économie dont il dépend entièrement. Sous peine de mort il se doit de booster un flux optimum d´opérations commerciales, quelle que soit la nature de ces échanges (armes par exemple), puisque la valorisation de la valeur en est le seul but.

L´autre obligation de ce pilotage d´État étant celle de maintenir la paix sociale et sa reproduction. D´où la nécessité de freiner la lutte des classes par tous les moyens, autant par la carotte que par le bâton. Au départ et pendant de nombreuses décennies, toute une partie du prolétariat a été bercée par la Gauche dans l´illusion d´une possible émancipation politique : parvenir au socialisme via l´État. Les uns choisissant la voie parlementaire, les autres la voie insurrectionnelle. Après l´échec de la révolution bolchévique et l´accès à la consommation suivant les années 1930, et bien avant la chute du mur de Berlin, pour une partie de la classe ouvrière, l´illusion émancipatrice fut rangée au placard. Dès lors, la Gauche n´a cessé de jouer, sans masque, son rôle assigné de modérateur, celui de s´opposer à la « voracité libérale ». Portée aux rennes de l´État par ses successives victoires électorales, elle n´a pu cependant tenir ses engagements, celle de contenir cette logique accaparatrice des riches, empêcher la déliquescence des acquis sociaux et des services publics et maintenir le pouvoir d´achat. En plus, pendant longtemps, elle a fait fi des désastres collatéraux comme celui de la destruction du vivant et a fini par se discréditer aux yeux de son électorat.

Dans les années 1990, les mouvements citoyennistes de par le monde, prennent en partie, le relai des mouvements ouvriers, leur grande majorité ayant abandonné la « cause communiste » pour la « cause consumériste ». Ces citoyennismes sont surtout investis par les classes moyennes se voyant atteintes par les successives crises du capitalisme et l´offensive libérale après les années 1980. Ils contestent la mondialisation et accusent les multinationales et la finance de tous les maux. Ils les signalent comme étant les responsables de la paupérisation des classes les plus défavorisées, la marchandisation du vivant et les désastres écologiques, la dépossession des peuples de leurs communs et de leur souveraineté alimentaire, etc… Et même si le capitalisme est remis en cause, il ne l´est majoritairement que sous sa forme néo-libérale. Hétéroclite et sans organisation particulière ni parti, ce mouvement que l´on pourrait situer idéologiquement proche d´ATTAC, est orphelin de stratégie et d´outil politique qui lui soient propres. Débats et manifestations se succèdent mais sans parvenir à structurer ni une opposition véritable et encore moins un projet politique. En cela Frédéric Lordon a raison : « débat pour débattre, mais ne tranche rien, ne décide rien et surtout ne clive rien. Une sorte de rêve démocratique cotonneux précisément conçu pour que rien n’en sorte. »

C´est de ce mouvement citoyenniste que naitra le municipalisme, en Espagne. Tout commence en 2011, suite à la crise de 2008. Une mobilisation sans précédent depuis des années, réunit dans les rues des milliers de personnes et ce, dans l´ensemble du pays. Grâce au slogan : « nous ne sommes pas une marchandise aux mains des politiciens et des banquiers » ou en parlant des politiciens : « ils ne nous représentent pas », surgissent spontanément des assemblées sur les places des villes et villages. Ce qui est remarquable c´est que ces revendications et manifestations des « Indignés du 15M » sont soutenues par 68% de la population. Ces assemblées commencent à se mobiliser pour des questions concrètes comme le soutien des victimes du crédit hypothécaire, chassées de leurs logements. Les luttes s´intensifient et en Catalogne, les manifestants vont jusqu´à encercler le parlement à Barcelone. La répression est violente, les manifestations s´essoufflent mais ne cessent pas pour autant. Une soupape de sécurité va cependant permettre de désamorcer la crise : la fuite électoraliste du côté de la démocratie représentative. Mais que cette fuite s´effectue en masse ou pas va dépendre de la qualité du décor et du récit. Des scénarios déjà usés vont encore une fois s´avérer opératifs et efficaces.

Dans l´ensemble du pays, une partie de l´électorat, fatigué par près de 40 ans de bipartisme, suivra la comète populiste de Podemos. Surfant sur des mots d´ordre du 15M, ce parti devient la quatrième formation politique en Espagne, avec 5 députés lors des élections européennes de Mai 2014. En Catalogne, par tradition de luttes et la répression maladroite du pouvoir central aidant, le récit nationaliste prend de l´ampleur et s´installe. Mais ce « catalanisme » même majoritaire, ne peut absorber toute la contestation et Podemos comme parti espagnol (se présentant sur l´ensemble du pays) ne fait pas recette ici, en tant que tel. La Catalogne possède en outre une forte tradition libertaire et déjà un parti nationaliste (CUPs) revendique le municipalisme qu´il affirme avoir installé dans certaines villes et villages tout en ayant des représentants au parlement de la Catalogne.

Salariée d´une ONG luttant contre les victimes du crédit hypothécaire, militante soutenue par les mouvements sociaux, Ada Colau se présente aux élections municipales avec un parti (Guanyem), proche de Podemos. Appuyée par les mouvements sociaux, elle gagne sa place de Maire à Barcelone. L’équipe de militants qui a constitué la liste municipaliste a sauté de la rue aux bureaux sans passer par l’opposition – la place qu’ils pensaient occuper au départ – et le discours plus militant s’est mêlé au discours institutionnel. Le renouvellement du Mobile World Congress1, signé quelques jours après l´investiture d´Ada Colau, a été pour le moins révélateur. Son nouveau parti « Los comunes » (les communs) pouvaient bien se revendiquer de gauche et d’anti-establishment, le ton était donné : ils ne seraient pas une force de blocus. Comme pour le confirmer, une grève de métro éclate pendant cet évènement mais elle fut rapidement réprimée, ce qui donne le ton de ce municipalisme. Peu à peu, malgré le fait d´élargir les prises de décision grâce à des consultations on line, surtout aux membres du parti, et malgré d´indéniables acquis en matières sociales, les mouvements sociaux qui l´ont soutenue, déchantent.

Quatre années plus tard, en 2019, pour Ada Colau, la mairie vaut bien d’avaler la couleuvre d’une investiture avec les voix de l’ex-premier ministre français, Manuel Valls.

Nous sommes toujours à Barcelone et dans bien d´autres villes se réclamant du municipalisme, comme à Madrid ou à Grenoble, dans une démarche social-démocrate doublée d´une tactique populiste transversale avec sa figure charismatique, sauf que nous avons à faire à une métropole, soit un mini Etat en soi.

Et sans vouloir offenser les personnes investies et de bonne foi ou dénigrer leur engagement dans cette démarche je me vois contraint de les choquer. Car, objectivement il s´agit tout de même d´une spoliation de la part d´une social-démocratie qui, en utilisant la renommée et quelques idées prises çà et là, dans la pensée de Bookchin, avance déguisée sous le masque du municipalisme libertaire. Alors, n´en déplaise à beaucoup en agissant de la sorte les municipalistes lui ôtent toute sa cohérence révolutionnaire. Il en va de même et non moins honteusement lorsqu´ils se réfèrent aux mouvements révolutionnaires proches de la pensée communaliste, comme le Confédéralisme kurde et le mouvement zapatiste. Dans sa pratique, ce municipalisme est bien plus proche du libertarisme et de la quatrième révolution industrielle qui vient. Une révolution qui se fera dans les centres les plus puissants de l´accumulation capitaliste actuelle que sont les métropoles.

Comme je le signale dans un article á propos des dernières élections municipales en France et publié sur Mediapart dans le blog de Pascale Fautrier : « Finalement le municipalisme à la « Barcelona en Comú » avec l´extension de l´usage du numérique pour « les prises de décision en commun » tout comme celui de Grenoble, est tout à fait soluble avec le capitalisme moderne à la sauce Rifkin : « La gouvernance de la ville multipolaire est complexe. Il s’agit maintenant de gouverner à distance, d’influencer plutôt que diriger (Epstein, 2005). Le pouvoir y est distribué entre au moins quatre types d’acteurs : les décideurs centraux (de niveau étatique ou territorial), les décideurs locaux (élus), les acteurs associatifs, et les acteurs privés détenteurs de capitaux »2

Par contre, la révolution communaliste, loin d´être diluée dans les eaux tièdes de la nouvelle social-démocratie municipaliste, en est justement son antithèse, son contrepoison. Notre défi : créer un mouvement digne de ce nom.

2) Vous évoquez une « ambiguïté » chez Bookchin : son rapport aux élections municipales. Il y tenait pourtant ! Pourquoi ce levier est-il une impasse à vos yeux ?

M. Bookchin, en matière idéologique, était très soucieux de sa cohérence. Comme toute personne s´étant proposée d´élaborer une pensée émancipatrice, tout en gardant fermement une ligne directrice, il ne peut cependant échapper à l´évolution de cette dernière, elle-même inscrite dans une société en constante évolution. De là qu´affleurent dans son œuvre, des variations voire des contradictions, mais pas plus et sans doute moins encore que dans les écrits de Marx ou Proudhon, par exemple.

De par son origine sociale, son engagement précoce, sa grande sensibilité et sa tenace volonté de comprendre, il acquiert très tôt de bons outils d´analyse théorique. Parallèlement, son investissement dans les luttes syndicales, écologistes et pour les droits civiques, l´oblige à se frotter à d´autres sensibilités, d´autres courants de pensée. Ce coude à coude dans les luttes va aiguiser ses recherches analytiques mais au-delà, alimenter son projet émancipateur.

Pour lui, comme pour Castoriadis, il est indispensable de se référer à un imaginaire, comme horizon. Il s´agirait donc pour la société d´abandonner le hors-sol, d´atterrir de réintégrer son milieu naturel, dans une relation dynamique et symbiotique, à partir de la concrétude du local afin de pouvoir l´étendre territorialement puis mondialement. Mais cet imaginaire n´est pas abstraction, il prend forme partant de ce qui existe et doit prendre racine dans le meilleur de ce qui est, ici et maintenant. Bookchin propose cet imaginaire, l´écologie sociale à la fois comme chamboulement total de notre société capitaliste dans son rapport de production et son indispensable et drastique décentralisation.

C´est le capitalisme en effet qui portant en lui cette dynamique obligée de « croitre ou mourir » et l´accumulation en résultant, provoque ces véritables cancers structurels appelés métropoles. Cette synergie nous précipitant vers la catastrophe sociale et écologique. Partant de cette démarche radicale il va également puiser, dans les expériences passées, les éléments et les outils nécessaires pour dépasser ce capitalisme. Il se saisira donc de l´histoire, non pas l´officielle mais celle à « déterrer », à commencer par les peuples pré-alphabétisés, comme il les nomme, et par la suite celle de toutes les tentatives d´émancipation, et ce, pour lui, jusqu´à la fin du XXème siècle.

Ces expériences accumulées, examinées dans leurs réussites comme dans leurs échecs sont autant de pierres de soubassement constitutives de son projet politique : le municipalisme libertaire, finalement devenu communalisme. Dans ce dernier les fins sont contenues dans les moyens. Le politique étant à la fois lieu de pouvoir élargi à tout le monde et émanation du social dans sa relation symbiotique avec le milieu naturel, l´un et l´autre se rétro-alimentant.

« L´ambigüité » que je relève chez Bookchin relève de cette relation entre fins et moyens mais sans doute davantage d´une question stratégique, voire tactique que d´une question de fond. Je vois en effet une contradiction dans son rapport aux élections municipales que je tempère toutefois et ce, pour deux raisons. D´une part je n´ai accès à ces écrits que dans leurs traductions en français et en espagnol et par ailleurs je n´ai que peu de compétence concernant le contexte politique spécifique et particulier aux USA. Il semblerait que les USA de par leur Constitution offrent un champ de manœuvre plus large à ce niveau.

Il est vrai que Bookchin tient aux élections municipales. Ainsi il affirme: « Si nous ne présentons pas de candidats aux élections municipales, nous n’avons pas à faire au pouvoir. »

Mais à ce sujet, à mes yeux il tient deux discours contradictoires. Dans un cas, il affirme que « le municipalisme libertaire n´est pas un effort pour construire un gouvernement municipal plus progressiste ou plus regardant avec l´environnement ». Il va même jusqu´à dire que « ce type d´orientation réformiste neutraliserait les efforts d´un mouvement pour créer et étendre les assemblées citoyennes et leur principal objectif, celui de transformer la société. »

Si je partage sans réserve cette analyse par contre je la trouve contradictoire avec un autre discours dans lequel il entrevoit la possibilité qu´un candidat élu au cours de ces élections, puisse participer au conseil municipal. Reprenant son antérieure observation, d´aucuns verraient là une délégation de pouvoir qui entamerait l´imaginaire de la démocratie directe. Là encore je module ma critique car s´agissant d´un petit village, presque tout le monde pourrait faire partie du conseil municipal. Aussi, je demande à voir jusqu´où l´Etat laisserait « jouer » de conseil avec son Droit institutionnel et ce qu´il ferait d´une décision de municipaliser la propriété privée, par exemple.

En tout cas, ce qui à mes yeux est une réelle contradiction c´est cette proposition qui consisterait à prendre le pouvoir d´une municipalité, Institution de l´Etat, pour « la redonner » aux citoyens. A moins qu´il ne s´agisse du stade final, du coup de grâce asséné aux Institutions de l´État et donc du Capitalisme, sur un plus vaste territoire. Cela suppose dans ce cas un préalable, celui d´avoir créé un rapport de force à notre avantage grâce à un vaste mouvement bien structuré contenant en germe nos propres institutions parallèles.

Mais soyons clairs, c´est bien dans ces indéfinitions que peuvent se loger et se diluer ces pensées parasites que sont les municipalismes dans toutes leurs ambigüités transversales et compatibles avec le capitalisme qui vient, comme je le signale plus haut. Je ne m´oppose donc pas systématiquement à une participation aux élections municipales. Nous pouvons à mon avis les utiliser comme gymnastique rhétorique, pour nous imprégner des enjeux de pouvoir de toute sorte concernant la municipalité et appeler à la constitution d´assemblées décisionnelles. Dans les villes cela dépendra de la possibilité de travailler dans un espace propice à développer la communication et le lien entre les divers mouvements sociaux et promouvoir le face à face entre les personnes.

Dans mon livre, j´évoque bien cette possibilité, comme tactique locale mais totalement inclue dans une stratégie majeure qui invite les mouvements sociaux à un pacte, à créer eux-mêmes du lien, en se fédérant pour et par la dimension politique communaliste. Il est urgent de créer un mouvement fait de solidarités entre luttes et alternatives dans la vie pratique de tous les jours. Séparées, ces deux démarches s´étiolent et sont inopérantes pour faire face au défi actuel. Par contre agissant ensemble avec une détermination commune pour l´émancipation, elles constituent une synergie puissante, l´énergie et le moteur d´un mouvement digne de ce nom. Le défi premier reste pour nous d´acquérir cette capacité de rassembler, de créer du lien dans la différence, voire le dissensus. Confédéralement articulé au niveau du territoire et bien au-delà, ce mouvement serait en mesure de transformer nos vies et donner du sens à notre agir.

3) Olivier Besancenot et Michael Löwy ont reproché à Bookchin de faire le « culte du localisme » et d’empêcher, dès lors, la mise en place d’une « planification » écosocialiste à échelle large. Comment recevez-vous cette critique ?

Ce qui m´étonne toujours, me référant à certaines personnes ayant une capacité intellectuelle certaine et une sensibilité proche, c´est l´étroitesse avec laquelle ils font allusion à la pensée de Bookchin. Dans ce cas précis, c´est bien de Michael Löwy et Olivier Besancenot qu`il s´agit dans : « Affinités révolutionnaires », dans le chapitre « écosocialisme et écologie libertaire »3

Après avoir salué son rôle de pionnier lorsqu´il avança dès 1965 « plusieurs idées fondamentales, en avance sur leur temps, avec lesquelles on ne peut être que d´accord », ils soulignent le caractère radical de sa critique marxienne de l´économie politique. « La dynamique de l´accumulation conduit inexorablement à l´effondrement de la biosphères, et à la disparition des conditions organiques de la vie humaine. » P. 204

Mais à la page suivante, commencent les reproches en lui collant une étiquette de technophile et de champion de l´abondance : «…manque de distance critique envers les technologies existantes, mais aussi et surtout, l´illusion de l´abondance ». Et, comme si cela ne suffisait pas, ils enfoncent grossièrement le clou : … « – comme si les ressources de la planète n´étaient pas limitées. ».

Cependant l´ approche de la technologie d la part de Bookchin est bien plus subtile et va bien au-delà du confinement que lui réserve la pensée dominante qu´elle soit de droite, de gauche ou écosocialiste. Son vécu d´ouvrier dans la fonderie lui permet de saisir toute l´ambigüité de la technique: « Standardisé par les machines, l´être humain est devenu une machine ». Mais il casse l´étroitesse de la pensée dominante vis-à-vis de la technologie avec une première critique «…à l´égard des mécaniques sociales à l´œuvre dans le fonctionnement de la société »4. Loin de penser la technologie comme neutre, pour lui, elle est directement générée par la « matrice sociale ». Prévenant de l´émergence du capitalisme vert, il fustige « l´invention de technologies plus acceptables » qui perpétuent « notre société anti-écologique ».

Par contre, dans une société émancipée ayant « une authentique perception du besoin», il imagine une écotechnologie localement intégrée, comme source d´énergie et de matières premières, avec une pollution minime, voire nulle. Elle permettrait de libérer du temps pour le politique et pour toutes les dimensions créatives de l´être humain, sans qu´il soit talonné par l´angoisse prégnante de la précarité.

Quand bien même toutes les autres critiques qui suivent sont infondées5 et qu´elles portent atteinte à la cohérence de sa pensée et de ses propositions, j´ai particulièrement insisté sur celle-ci car elle entre en résonance avec la question de la « planification » qui m´est posée.

Les auteurs, comme tant d´autres, vont jusqu´à attribuer à Bookchin une pensée presque exclusivement localiste de ses propositions révolutionnaires autant du point de vue politique que sous une perspective économique.

Pourtant il s´en défend bien : «Premièrement, je tiens à préciser que le municipalisme libertaire n’est pas du « localisme » – ce qui, je le précise, pourrait facilement conduire à une régression culturelle et à un esprit de clocher réactionnaire et qui, à toutes fins utiles (heureusement !), est économiquement impossible pour la plus grande partie du monde. Non, je ne suis pas un localiste mais un confédéraliste, plus précisément un confédéraliste municipal, c’est-à-dire que les assemblées populaires formées dans les quartiers seraient reliées entre elles par des délégués (et non des représentants !), par moyens de conseils confédéraux et, de là, par des conseils régionaux, nationaux et continentaux, dont chacun aurait des pouvoirs administratifs de plus en plus limités. »6

Partant de cette obligée interdépendance des économies locales, Bookchin ne récuse pas une « planification » si ce n´est, que ce vocable est trop usé et rappelle les désastres humain et écologiques des pays de l´Est7. « Il écrit déjà en 1965 dans « Vers une technologie libératrice » : « Une technologie au service de l’humain doit avoir sa base dans la collectivité locale et être à la mesure de la collectivité locale et régionale. À ce niveau, le partage des usines et des ressources peut contribuer à la solidarité entre différentes collectivités. Il peut leur permettre de se confédérer, non seulement sur la base d’intérêts intellectuels et culturels, mais aussi sur la base de besoins matériels communs. S’il s’appuie sur les ressources et les caractères uniques de chaque région, un équilibre peut être trouvé entre l’autarcie, le confédéralisme industriel et une division “nationale” du travail. » Ainsi la société libre et organique, forge la technologie qui lui correspond à la fois comme nerf et squelette afin de dépasser le stade de la rareté mais aussi tisser les liens connectant toute une mosaïque d’éco-communautés »8. Si l´on veut donc parler dans ce cas de « planification » pourquoi pas, mais elle a le mérite d´avoir laissé clair qu´elle ne se ferait pas par l´intermédiaire de l´Etat, ce qui me semble pour le moins assez flou chez les écosocialistes.

4) Le spontanéisme et l’émeute urbaine connaissent un certain succès au sein de la gauche anticapitaliste européenne. Bookchin appelait au contraire à se structurer, à bâtir un mouvement et à le faire avec le très grand nombre. Sommes-nous, comme il le croyait, trop impatients ?

C´est une question récurrente en effet que celle de la nécessité de faire vite dans nos mouvements actuels, en appeler à la révolte, voire à l´émeute urbaine. Ce qui peut se comprendre étant donné la répression de plus en plus violente et que nous sommes au bord du précipice. Mais comme Bookchin l´affirmait : « Je suis désolé, mais les rues ne nous « organiseront » pas. Seul un mouvement sérieux, responsable et structuré peut le faire ».

Alors-même que nous sommes jusqu´à pratiquement privés de pavés, les forces du maintien de l´ordre capitaliste elles, ont augmenté leurs moyens de contrôle et de répression: flicage numérique et caméras, moyens de répressions de plus en plus puissants, force de frappe brutale et efficace, etc… Sur ce plan nous n´avons aucune chance actuellement de renverser le système. D´imaginer, un renversement de situation par la force, serions-nous, dans la capacité de créer quelque chose qui ressemble à une utopie sans s´appuyer sur des bases structurelles préalablement construites ? Cette hypothèse improbable ne pourrait s´envisager que dans une perspective armée d´un assaut aux Institutions pour une reprise en main de l´Etat, soit enterrer tout projet révolutionnaire sous un tas de cadavres.

Le spontanéisme, d´agir seul se traduit par la dispersion. Il est donc voué à un échec suivi de désespoir. Mais, si au lieu de l’opposer à organisation, nous l´envisageons comme élan, il devient, en synergie avec cette dernière une considérable source d´énergie vitale. C´est dans cet esprit que Bookchin soulignait qu’un mouvement contre-culturel avait autant besoin de « structures fermes », de « contre-institutions » que du souffle salvateur du spontanéisme. L´histoire des révolutions nous montre que plus un mouvement est organisé, horizontalement structuré et culturellement préparé et plus il a de chances de réussir. Tout commence par la persuasion, partant de problèmes concrets et lorsqu´elle devient contagion, que sa mise en pratique parvient à soulever de l´enthousiasme par les émotions du vécu, nous sommes alors entrés dans un processus révolutionnaire. Un processus ascendant qui avec l´adhésion du plus grand nombre établit un rapport de force favorable à ce processus. Si le grand nombre est une des conditions de la victoire, elle ne pourra se réaliser qu´avec une organisation bien structurée et une stratégie des plus réfléchies.

5) Comment le communalisme libertaire articule-t-il la promotion des assemblées, forcément interclassistes, à la lutte des classes, que Bookchin tenait, dites-vous, pour un « front de luttes parmi d’autres » ?

Pour le communalisme, il ne s´agit pas de renoncer à lutte des classes, elle aura lieu tant que les classes elles-mêmes existeront. Mais à un moment donné de l´histoire, le caractère, le sens et la finalité de ces luttes ont changé et ce dès 1930. Avec le fordisme et el consumérisme naissant, le prolétariat perd peu à peu le « rôle » de « sujet révolutionnaire » que lui attribuait Marx et les anarcho-syndicalistes. La victoire de Franco en Espagne sonne le glas la plus grande révolution prolétarienne de tous les temps. Pour Bookchin, il lui faudra vivre dans sa propre chair comme syndicaliste, la défaite des grèves mobilisant 500 000 ouvriers de côte à côte aux USA en 1948, pour l´admettre. Ce qui fait s´écrouler ses convictions, ce n´est pas tant d´avoir perdu mais ce qui suit cette défaite. Ainsi dans bien des entreprises, les cadres syndicaux accédèrent au comité d´entreprise et bien des ouvriers deviennent actionnaires de l’entreprise. La classe ouvrière avait fini par troquer l`aspiration au communisme pour celle du consumérisme.

C´est pourquoi il en vient à conclure, dans les années 1960, dans un contexte où le syndicalisme nord-américain est majoritairement anti-communiste, conservateur voire raciste et xénophobe, que cette lutte, « dans le sens classique n’a pas disparu ; elle a subi un sort bien plus morbide en étant cooptée dans le capitalisme ». La fonction de cette lutte se limite désormais à maintenir le pouvoir d´achat et à corriger les abus des classes dominantes. C’est seulement dans les années 1970 que se développent des mouvements de refus du travail et de contestation de l’ordre industriel et syndical9.

Cela ne signifie pas que le municipalisme libertaire abandonne la notion de lutte des classes. Il la mène non seulement dans les usines mais aussi dans l’arène civique ou municipale. Ce front est important, voire basique car même s´il est convaincu que la révolution ne sortira pas des usines, il ne peut négliger le rôle des ouvriers qui se chargent des moyens de production. Certes ces moyens ne leur appartiennent pas mais ce sont eux et les agriculteurs qui vont pouvoir assurer la transition, le passage de la société capitaliste à une société socialiste. En commençant sans doute par des revendications de simple dignité humaine dans les entreprises, il s´agit de les dépasser, d´aller au-delà. En effet il remarque que : «… les travailleurs, outre des êtres de classe, se considèrent comme des êtres humains, des pères et des mères, des sœurs et des frères, des fils et des filles profondément concernés par les problèmes ordinaires de la vie, tels que la qualité de leur quartier, de leur logement, des installations sanitaires, des zones de loisirs, des écoles, de l’air, de l’eau et de la nourriture – bref, tous les problèmes qui concernent les citadins et les ruraux, indépendamment de leur statut de classe. Ces intérêts généraux, s’ils ne supplantent pas les intérêts de classe, peuvent transcender les lignes de classe, en particulier celles qui séparent les travailleurs d’une grande variété de personnes de classe moyenne. »

Aussi, il en appelle à la prise en mains de la production comme de l’organisation du travail par des comités d’usine contrôlés par des assemblées de travailleurs, elles-mêmes incluses dans des assemblées municipales décisionnelles.

C´est dans ce contexte et ce processus-même de reprise en main de l´ensemble de la vie par les citoyens que le communalisme stimule la lutte de classes comme il stimule dans ses assemblées la lutte contre toutes les formes de domination. Le type, la qualité et la quantité de production ne doivent plus être décidées par le patronat, ni même par les ouvriers des usines autogérées, pour répondre à l´offre et la demande aveugle, dictés par les marchés. Ces décisions seront entérinées par les travailleurs dans tous les domaines mais en tant que membres des assemblées municipales à laquelle ils appartiennent. C´est cette dernière, qui aura pour fonction de définir les vrais besoins pour l´ensemble et chacun des citoyens qui l´intègrent. La municipalité ayant socialisé les moyens de production, le centre du pouvoir économique passe à l’échelon local, là où ces « éco-communautés » sont chargées de la gestion totale de la vie sociale.

Concrètement, le rem­pla­ce­ment de la socié­té hié­rar­chique pas­se­rait par la prise du pou­voir com­mu­nal et par l’extension pro­gres­sive d’un nou­veau para­digme à l’échelle confé­dé­rale, territoriale, nationale, voire mondiale comme nous l´avons évoqué plus haut.

C´est «  très radi­cal nous devons nous res­sour­cer aux racines du mot poli­tique dans polis […] pour retrou­ver ce qui fut à la source de l’idéal de la Commune et des assem­blées popu­laires de l’ère révo­lu­tion­naire. » La poli­tique ne peut être que civique, au sens fort, donc aus­si éthique — en tant qu’elle occupe le champ des rela­tions humaines, sur le mode de la ratio­na­li­té et de la coopé­ra­tion.

6) Dans son dernier livre, Frédéric Lordon avance que, face « au pouvoir totalitaire du capital », il faut opposer un titan aussi puissant que lui pour l’abattre – ce qu’il nomme « le point L », c’est-à-dire Lénine. Que la solution « des isolats » est vaine car les tendances « proto-fascistes » des États contemporains entraîneront la destruction de toute alternative locale et parcellaire. Vous pensez, vous, qu’il faut « vider l’État », non le prendre pour tout remettre à plat…

A propos de Frédéric Lordon, je serais tenté de faire la même remarque que j´ai faite pour Michael Löwy et Olivier Besancenot : une lecture superficielle des thèses de Murray Bookchin.

Il en est ainsi lorsqu´il déclare : « Je serais tenté de dire que la fédération des communes, elle vient surtout après : elle est ce qui suit le renversement… ne serait-ce que parce que je vois mal les pouvoirs stato-capitalistes laisser prospérer avec largesse une fédération de communes qui aurait pour objectif avoué de les renverser — ça, c’est un scénario à la Bookchin, et je n’y crois pas une seconde. » En premier lieu Lordon ne s´est pas clairement expliqué sur son « point L», mais se référant à Lénine nous pouvons supposer qu´il évoque là du « déjà-vu ». Il s´agirait d´un « remake » du « Grand soir » de 1917, auquel le communalisme a tourné le dos, de même qu´il récuse l´Etat ou l´armée, comme « titan » pour « abattre » le « pouvoir totalitaire du capital ». Pour le communalisme, les moyens portant les fins dans leurs entrailles, cet « abattage » ne ferait que ressusciter ce même « pouvoir totalitaire ». S´il s´agit bien pour Bookchin d´éviter l´erreur toute stratégique de s´en remettre à un titan aux pieds d´argile, ce n´est pas pour lorgner du côté de l´inconséquence des « isolats. Loin de rejeter la puissance, il s´agit de parier pour une stratégie qui porte en elle le monde de demain. Toute la puissance se trouve alors répartie sur l´ensemble des municipalités unies par des liens confédéraux tout à la fois souples et forts.

Sans se référer directement aux zapatistes, on pourrait voir évoquées leurs pratiques dans les dires de Bookchin : « Il existe ainsi dans le monde entier des communautés dont la solidarité permet d’imaginer une nouvelle politique fondée sur un municipalisme libertaire, et qui pourraient finalement  constituer un contre-pouvoir à l’Etat-nation ».

Partant de cette réalité, il évoque l´impérieuse nécessité de structurer une organisation pour créer un mouvement : « J’aimerais insister sur le fait que cette approche suppose que nous parlions bien d’un véritable mouvement, et non de cas isolés (je souligne) où les membres d’une seule communauté prendraient le contrôle de leur municipalité et la restructuraient sur la base d’assemblées de quartier. Elle suppose d’abord l’existence d’un mouvement qui transformera les communautés l’une après l’autre et établira entre les municipalités un système de relations confédérales, un mouvement qui constituera un véritable pouvoir régional. […] »

Et Bookchin de renchérir : « Sans une organisation clairement définissable, un mouvement risque de tomber dans la tyrannie de l’absence de structure. »…

… « En étudiant de près l’histoire des révolutions passées, le problème le plus important que j’ai rencontré a été précisément la question de l’organisation. Cette question est cruciale, notamment parce que dans un bouleversement révolutionnaire, la nature de l’organisation peut faire la différence entre la vie et la mort. Ce qui est devenu très clair dans mon esprit, c’est que les révolutionnaires doivent créer une organisation très proactive – une avant-garde, pour reprendre un terme largement utilisé jusqu’à ce que la nouvelle gauche l’empoisonne en l’associant aux bolcheviks – qui possède elle-même sa propre paideia rigoureuse, qui crée une adhésion responsable de citoyens informés et dévoués, qui possède une structure et un programme et qui crée ses propres institutions, basées sur une constitution rationnelle. »…

Se doter d´une organisation suppose aussi l´élaboration d´une stratégie adaptée au lieu où l´on se trouve. Cette stratégie, s´élabore en fonction du contexte et des forces en présence. Ainsi la stratégie zapatiste tout en se situant aussi dans la périphérie est différente de celle des kurdes du Rojava. Dans la « zone piétonne du capitalisme «  les stratégies à adopter se ressembleront sur bien des aspects mais avec des spécificités liées à l´histoire de chaque lieu. Mais le pari reste celui de construire un mouvement bien structuré et puissant afin d´obtenir un rapport de force favorable. C´est tout l´enjeu de la confrontation et de la proposition stratégique de Bookchin du « double pouvoir ». Un double pouvoir en tension, pour structurer le mouvement et le préparer pour renverser le pouvoir du capital et ses institutions non pas au seul niveau local, comme on l´a souvent laissé entendre. Il serait ingénu, voire dangereux de le tenter car c´est bien au niveau le plus vaste possible qu´il convient de provoquer le renversement et l´immédiat remplacement des Institutions politiques du Capitalisme, donc de l´Etat, par celles d´une confédération de fédérations municipales.

« Dans le municipalisme libertaire, le double pouvoir est censé être une stratégie visant à créer précisément les institutions libertaires des assemblées directement démocratiques qui s’opposeraient à l’État et le remplaceraient. Il vise à créer une situation dans laquelle les deux pouvoirs – les confédérations municipales et l’État-nation – ne peuvent pas coexister, et où l’un doit tôt ou tard supplanter l’autre. En outre, il s’agit d’une confluence des moyens de réaliser une société rationnelle avec la structure de cette société, une fois celle-ci réalisée. La confusion entre les moyens et les fins est un problème qui a toujours affligé le mouvement révolutionnaire, mais le concept de double pouvoir comme moyen d’atteindre une fin révolutionnaire et de former une société rationnelle permet de surmonter le gouffre entre la méthode pour obtenir une nouvelle société et les institutions qui la structureraient. » C´est bien en ce sens que j´évoque la nécessiter de « vider l´Etat ». Nous comblerons alors ce vide avec nos propres institutions d´autogouvernement, en latence et que nous aurons patiemment élaborées en parallèle, tout au long de cette tension entre les deux pouvoirs.

Et pour finir: « Cependant, une fois que les citoyens sont capables de s’autogérer, l’État peut être liquidé, tant sur le plan institutionnel que subjectif, et remplacé par des citoyens libres et éduqués dans des assemblées populaires »… « C’est précisément ce souci de la paideia qui a fait la grandeur de la philosophie politique grecque : elle comprenait des idées éducatives pour faire des citoyens compétents, qui non seulement penseraient systématiquement mais apprendraient à utiliser des armes pour leur propre défense et pour la défense de la démocratie. La démocratie athénienne, permettez-moi de le noter, a été établie lorsque la cavalerie aristocratique a été remplacée par le fantassin hoplite – la garde civique du cinquième siècle avant Jésus-Christ, qui garantissait la suprématie du peuple sur la noblesse autrefois suprême. »

6bis) Janet Biehl nous disait il y a quelque temps qu’elle se démarquait justement de son compagnon défunt sur ce point, l’État : éliminer toute centralisation revient, à ses yeux, à faire courir le risque de voir émerger des petites tyrannies locales ne répondant plus aux lois progressistes majoritaires…

Je ne sais pas si telle est encore la pensée de Janet Biehl à ce sujet mais je dois dire que Bokkchin n´écartait pas le risque. Le risque est inhérent à une quelconque révolution. Mais au vu des derniers évènements, le risque totalitaire inhérent au capitalisme n´est-il pas majeur, étant donné que par sa mondialisation obligée aucun recoin de la planète ne sera épargné?

Il en parle ainsi dans l´appendice « Confederal municipalism : an overview » de son livre « From urbanization to cities« .

« Mais quand les changements sociaux fondamentaux ont-ils jamais été sans risque ? Il aurait été plus judicieux de dire que l’engagement de Marx en faveur d’un État centralisé et d’une économie planifiée entraînerait inévitablement un totalitarisme bureaucratique que de dire que les municipalités libertaires décentralisées seront inévitablement autoritaires et auront des traits d’exclusion et de clocher. L’interdépendance économique est une réalité de la vie d’aujourd’hui, et le capitalisme lui-même a fait des autarcies paroissiales, une chimère. Si les municipalités et les régions peuvent chercher à atteindre un degré considérable d’autosuffisance, nous avons depuis longtemps quitté l’époque où il était possible de créer des communautés autosuffisantes qui pouvaient se livrer à leurs préjugés. »…

Et de poursuivre, en comparant aux risques d´un Etat centralisé : «… Dans le cas du municipalisme confédéral, l’esprit de clocher peut ainsi être vérifié non seulement par les réalités contraignantes de l’interdépendance économique mais aussi par l’engagement des minorités municipales à s’en remettre aux souhaits de la majorité des communautés participantes. Ces interdépendances et ces décisions majoritaires nous garantissent-elles qu’une décision majoritaire sera correcte ? Certainement pas – mais nos chances d’avoir une société rationnelle et écologique sont bien meilleures dans cette approche que dans celles qui reposent sur des entités centralisées et des appareils bureaucratiques. »…

La difficulté pour d´appréhender le « municipalisme libertaire » comme projet dans toute sa richesse et son amplitude tient à mon avis dans sa dénomination même et à la difficulté que l´on a à bien différencier le domaine du politique et celui de l´administration. En effet, dès le départ et lorsque l´on évoque municipalisme, nous avons tendance à nous focaliser sur le politique et le local et en oublier son indispensable, sa vitale articulation territoriale et au-delà, jusqu´à embrasser le monde entier. De là que Bookchin adopte par la suite le terme de « confédéralisme démocratique » repris par les kurdes au cours de la révolution du Rojava. Plus tard, il adoptera le terme « communalisme » en hommage à la commune qui envisageait, dans son esprit internationaliste une authentique « commune des communes ».

Dans ce même extrait, juste après, il s´explique sur l´importance de distinguer politique et administration et insiste sur les avantages du confédéralisme : « De nombreux arguments contre le municipalisme confédéral – même s’il est fortement confédéral – découlent d’un échec à comprendre la distinction entre l’élaboration des politiques et l’administration. Cette distinction est fondamentale pour le municipalisme libertaire et doit toujours être gardée à l’esprit. La politique est élaborée par une assemblée communautaire ou de quartier de citoyens libres ; l’administration est assurée par des conseils confédéraux composés de députés mandatés et révocables des quartiers, villes et villages. Si des communautés ou des quartiers particuliers – ou un groupe minoritaire d’entre eux – choisissent de suivre leur propre voie jusqu’au point que les droits de l’homme sont violés ou bien, où le chaos écologique serait permis, la majorité dans une confédération locale ou régionale a tout à fait le droit de prévenir de tels méfaits par le biais de son conseil confédéral. Il ne s’agit pas d’un déni de démocratie, mais de l’affirmation d’un accord partagé par tous pour reconnaître les droits civils et maintenir l’intégrité écologique d’une région. Ces droits et besoins ne sont pas tant affirmés par un conseil confédéral que par la majorité des assemblées populaires conçues comme une grande communauté qui exprime ses souhaits par l’intermédiaire de ses députés confédéraux. Ainsi, l’élaboration des politiques reste locale, mais son administration est confiée à l’ensemble du réseau confédéral. La confédération est en fait une communauté de communautés distinctes fondée sur des impératifs écologiques et des droits de l’homme. »

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7) Votre livre n’aborde pas la question de la répression étatique. Or, pour ne prendre que les cas français les plus récents, on voit ce que peut l’État : aux gilets jaunes réclamant de vivre dignement, on répond par la crevaison des yeux et l’arrachement des mains. Comment imaginer que l’État laissera se constituer des communes autonomes sur son territoire, sans les broyer comme la première petite ZAD venue ?

Certes, dans mon livre je n´ai pas abordé la question de la répression étatique. Je l´ai toutefois évoquée pour illustrer son caractère aveugle et criminel. Et c´est justement ces caractéristiques intrinsèquement inscrite dans les gènes du capitalisme qui me fait prendre trop au sérieux ce sujet pour le traiter d´une façon brève et superficielle. Sans être vraiment entré dans le vif du sujet je pense avoir en grande mesure avoir abordé cette question tout au long de cette entrevue qui me donne la possibilité de préciser certains aspects du communalisme. Ce en quoi, je vous remercie.

Pour en revenir à ce sujet, l´important dans ce livre était pour moi de montrer comment Murray Bookchin, par son propre vécu, mène son enquête, conduit son analyse radicale des dominations s´imbriquant peu à peu jusqu´à constituer celle qui les rassemble toutes, le capitalisme, le « dernier tournant de l´histoire ». Ensuite, comment, l´expérience accumulée des révolutions passées au peigne fin, lui a servi pour élaborer le projet communaliste. Partant de là, j´argumente et je plaide pour la création d´un mouvement communaliste en partant de notre réalité actuelle, d´« Ici et maintenant ». Je prends le repère de lieux et des expériences pouvant servir autant de jalons que de germes pour bâtir ce mouvement à partir du local. J´essaye de montrer l´indispensable nécessité de le bâtir avec l´horizon de l´écologie sociale et l´outil politique du communalisme.

Faute de quoi tous ces germes et ces vécus autant dans les luttes comme dans les alternatives, ou bien seront vaincus par la répression et, finalement, le désespoir, ou bien seront récupérés. Partant de là, je propose une feuille de route « d´unité dans le dissensus » pour bien mettre en exergue la richesse que constitue la diversité, au niveau local d´abord, puis progressivement à des niveaux plus amples suivant le principe confédéral. Cette charte s´adresserait à tous les mouvements sociaux pour l´objectif numéro un : sortir de capitalisme tout en bâtissant son alternative, soit le communalisme avec ses propres institutions parallèles. J´essaye donc de montrer tout l´intérêt que nous avons à le faire afin de ne rien perdre de nos initiatives, de nos efforts particuliers, géographiquement épars.

Ce lien de complicité pour un objectif commun constitue en soi un acte fondateur, qui représente en outre le premier acte d´autodéfense, selon l´adage bien connu de l´union faisant la force. Sans ce premier pas, l´autodéfense se cantonnera à des actes isolés peu réfléchis mus par un spontanéisme qui nous mènerait au suicide. Il s´agirait de constituer un authentique maillage du territoire et de nos liens solidaires tisser un filet de protection et d´entraide en cas de répression. Dans mon livre j´aborde ce sujet en prenant l´exemple de NDDL. Je montre que d´avoir bénéficié de l´appui d´un mouvement déjà constitué sur un large territoire et à la hauteur de cette réalisation exemplaire, cette dernière aurait pu pousser le bouchon un peu plus loin et tout le mouvement s´en serait bénéficié en retour. Les solidarités comme actes d´autodéfense s´expriment de mille façons, comme riposte, autant que possible dans la non-violence. De plus il nous faudrait considérer la possibilité de créer des groupes d´autodéfense spécifiques dans cette même autodéfense générale, comme cela s´est produit avec les femmes au Rojava.

Loin d´envisager la non-violence comme religion il s´agit toutefois de la considérer comme tactique souhaitable dans une stratégie plus vaste car il s´agit là d´investir une dynamique de construction dans le dialogue, comme d´un socle, d´un préalable qui demande du temps. Cette non-violence reste tout à fait relative car elle ne dépend pas uniquement de nous mais il s´agit surtout d´acquérir des forces et des convictions profondes pour une étape ultérieure. On ne peut passer outre et de plus cela va nous permettre d´intensifier notre maillage social et politique par des liens de plus en plus serrés de façon à atteindre un rapport de force qui nous sera favorable. Bien entendu elle s´inscrit dans une lutte plus vaste concernant aussi d´autres secteurs politiques progressistes pour en priorité, faire abolir les lois liberticides. Mais cette abolition se fera d´autant plus vite que nous parviendrons à créer un mouvement susceptible d´être pris en compte par ces autres secteurs et leur imposer une relation dialectique en notre faveur.

7 bis) [à voir en fonction de votre réponse précédente] Bookchin parlait de constituer des milices d’autodéfense, et l’on a vu, au Rojava, une sorte d’illustration de cette recommandation. Mais personne, parmi les communalistes, ne met aujourd’hui cette question « militaire » sur la table…

Si j´ai insisté lourdement sur l´étape ultérieure c´est parce que c´est bien dans cette même dynamique de construction que l´on accède à l´essence d´un réel contre-pouvoir populaire. C´est là que se situe tout l´enjeu de cette étape indispensable et primordiale car, comme le signale Öcalan : « …le concept d´autodéfense ne renvoie pas à une organisation armée ni à un statut militaire mais à une organisation de la société : de quoi lui permettre de se protéger, dans tous les domaines en mobilisant toutes les organisations. »10. Bien entendu à un moment donné, nous aurons la nécessité de passer à une autre étape, beaucoup plus risquée. Je veux parler de cette dernière étape, celle de l´inéluctable affrontement entre deux pouvoirs car comme le signale fort justement Elias Boisjean dans « Le moment communaliste ?», Ballast du19/12/2019, «… l’État, progressivement délégitimé, sera conduit à réagir. Le face-à-face qui s’ensuivra certainement déterminera qui de la révolution démocratique ou de l’ordre stato-capitaliste l’emportera. »

Oui, cet affrontement sera armé, sans doute aucun, mais il sera d´autant moins sanglant que nous aurons su établir un rapport de force favorable et auquel nous nous serons préparés en tant que mouvement structuré et en tant que membres de ce dernier. Ce moment « M » (de Mouvement) nous sera d´autant plus favorable que nous aurons assuré nos arrières tout en élaborant patiemment la stratégie la plus adéquate. C´est la leçon des zapatistes qui déployèrent le 1er janvier 1994, une stratégie géniale avec un minimum de morts partant d´acquis organisationnels construits de longue date et en prenant l´initiative du moment « M ». Mais nous n´aurons pas toujours cette opportunité qui, historiquement s´est fort peu présentée. Les situations étant toujours différentes, nous ne pouvons partir dans des élucubrations futuristes sans fondement mais ne pouvons pas non plus éluder cette question de la constitution de milices.

Ainsi, lorsque Bookchin évoque l´indispensable éducation du citoyen pour le communalisme, elle intègre sans ambigüité, la nécessité d´apprendre à se défendre, comme nous l´avons vu dans la réponse à la question nº6. C´est cette éducation qui va déboucher sur l´organisation d´une milice populaire « composée de patrouilles tournantes, à des fins de police, et des contingents militaires bien entraînés pour répondre aux menaces extérieures. »

Je pense que les milices anarchistes en Espagne, suivant cette filiation furent pour lui un référant essentiel car pour la première fois dans l´histoire, le peuple avait vaincu une armée. Principalement organisé dans la CNT, le peuple avait étouffé le coup d´Etat fasciste du 18 Juillet 1936 et ce dans presque tout le pays, en 24 heures et pratiquement sans armes, grâce à sa capacité combative et ses liens serrés tissés dans la lutte et l’organisation. Et cela résonne encore et toujours dans les propres réflexions d´Ocalan : « …les forces d´autodéfense fondamentales (lire armées), ont pour mission d´accélérer et de protéger la lutte de la société démocratique. » (Lire communaliste). C´est ainsi que Durruti11 décrivait la philosophie, l´organisation et le fonctionnement des milices:

« Je pense – et tout ce qui se passe autour de nous confirme ma pensée – qu’une milice ouvrière ne peut pas être dirigée selon les règles classiques de l’armée. Je considère donc que la discipline, la coordination et la réalisation d’un plan, sont des choses indispensables. Mais tout cela ne peut être interprété selon les critères qui étaient en vigueur dans le monde que nous sommes en train de détruire. Nous devons construire sur des bases nouvelles. À mon avis, et à celui de mes collègues, la solidarité entre les hommes est la meilleure incitation à éveiller la responsabilitéé individuelle qui sait accepter la discipline comme un acte d’autodiscipline. La guerre nous est imposée, et la lutte qui doit la gouverner diffère des tactiques avec lesquelles nous avons mené celle que nous venons de gagner, mais le but de notre lutte est le triomphe de la révolution. Cela signifie non seulement la victoire sur l’ennemi, mais elle se doit d´être obtenue par un changement radical de l’homme. Pour que ce changement ait lieu, l’homme doit apprendre à vivre et à se comporter comme un homme libre, un apprentissage dans lequel ses facultéés de responsabilité et sa personnalitéé sont développées en tant que maître de ses propres actes. Le travailleur au travail change non seulement les formes de la matière mais aussi, par cette tâche, il se modifie lui-même. Le combattant n’est rien d’autre qu’un travailleur utilisant l’arme comme un instrument, et ses actes doivent tendre vers la même finalité que le travailleur. Dans la lutte, il ne peut pas se comporter comme un soldat qui est commandé, mais comme un homme conscient qui connaît la transcendance de son acte. Je sais qu’il n’est pas facile de l’obtenir, mais je sais aussi que ce qui n’est pas obtenu par le raisonnement n’est pas non plus obtenu par la force. Si notre appareil militaire de la révolution doit être soutenu par la peur, il se trouvera que nous n’aurons rien changé, sauf la couleur de la peur. Ce n’est qu’en se libérant de la peur que la société pourra se construire dans la liberté. »

8) Dans quelle mesure l’identité culturelle de Bookchin – étasunienne, donc fédérale – pèse-t-elle sur l’universalisation possible de sa proposition ? La France est historiquement modelée par le jacobinisme et le centralisme…

La question n´est pas simple car, comme je l´ai dit par ailleurs, je ne suis pas un connaisseur de la Constitution des USA.

Il faut néanmoins relever que les premières influences politiques de Bookchin, ne sont pas à chercher du côté de cette Constitution. Né à New York mais issu d’une famille d’exilés juifs russes, comme le signale Janet Bielh dans sa biographie « Ecologie ou catastrophe : « Avant que le jeune Murray sache qui étaient Washington et Lincoln, il était déjà familiarisé avec Lénine et aussi avec les leaders révolutionnaires allemands Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht. » En tout état de cause je pense que son intérêt pour le fédéralisme et le confédéralisme date de sa cassure avec le Parti Communiste des USA et sa découverte de l´anarchisme, après la répression stalinienne de la révolution espagnole à Barcelone en Mai de 1937.

Suite à la découverte de cette révolution confédérale dans son organisation territoriale, il a étudié tout d´abord les théoriciens de l´anarchisme et inspirateurs des anarchistes espagnols de la CNT (Confédération Nationale du Travail), tout particulièrement Proudhon et Kropotkine. Tout en relevant leurs insuffisances pour notre époque actuelle : « Nos idées de confédération ne doivent pas rester coincées dans les écrits anarchistes du XIXe siècle », il a effectué ses propres recherches et donné plus de cohésion et de cohérence à ces propositions.

Et même s´il fait allusion aux assemblées populaires de Nouvelle-Angleterre, la Commune de Paris avec sa proposition fédéraliste des « communes de communes », issue de l´influence de Proudhon, reste bien le référent de base du communalisme. Et cette révolution comme d´un exemple s´est tout de même soulevée contre le jacobinisme et le centralisme qui a historiquement modelé la France. Un jacobinisme et un centralisme qui a servi cependant de modèle aux marxistes-léninistes pour la révolution russe et qui aboutit à la construction de l´URSS. Tout comme la pensée anticapitaliste se forge avec la naissance et le développement de ce dernier et les dégradations qui en résulte, la pensée confédéraliste peut aussi se concevoir et se développer par opposition au centralisme de l´Etat et son autoritarisme et ce, quel que soit le pays auquel on se réfère.

Bookchin avait soulevé une question importante ayant rapport avec le pays, le lieu. Celle d´entrer en résonnance avec la tradition d´émancipation de chaque pays. Comme il le dit très bien dans la vidéo « Les formes de la liberté », il veut parler aux gens avec des références qui leur parlent, qui font partie de leur histoire mais en partant des problèmes de tous les jours:

« Mais je voulais en venir à cela : Comment toucher les Américains dans des termes qu’ils comprennent ? C’est une grande question pour moi, car au début des années 30 j’ai parlé aux Américains en Allemand, en langage marxiste. Et personne n’écoutait, excepté ceux qui comprenaient l’allemand. Ensuite, comme l’allemand n’a pas marché, je leur ai parlé en russe, en langage bolchevik. …» Il continue comme cela avec d´autres exemples se référant à de l´histoire de révolutions ayant eu lieu ailleurs. Puis il conclut : « Nous devons recréer aujourd’hui un Bewegung, un mouvement capable de parler aux Américains  dans une langue qu’ils puissent comprendre, soit principalement l’anglais. Ce qui ne veut pas dire qu’on ne peut pas apprendre des autres expériences qui ont lieu, où qu’elles soient. On devrait les prendre en compte, mais ce qui m’intéresse de prime abord est comment atteindre les Américains…. »

Et puis: « Pouvons-nous construire un programme radical, en anglais, pour le futur ?
Pas en allemand, ni en russe, ni en chinois, avec tout le respect dû à ces mouvements. Et un programme qui leur parle au niveau de ce qui est le plus  proche d’eux dans leur vie : leurs quartiers, qui sont en train de se dissoudre. Leurs communautés, qui sont aussi en train de se dissoudre aujourd’hui. Leur voisinage, que ce soit dans une cité ou un village, ou à la campagne. Peut-on tirer de cela un mouvement ? Un qui induit littéralement la recréation de formes populaires d’organisation acceptables pour un esprit américain. Comme les conseils de ville, en tout cas en Nouvelle Angleterre
. »

Pour moi, il s´agit là de la base de départ, le socle pour construire un mouvement communaliste vivant, partant du local et où que l´on se trouve. Dès lors l´action nous poussera à comprendre et dans le réseau, apprendre des autres expériences.

9) Vous parlez de la « surenchère catastrophiste » des collapsologistes. Que peut l’écologie sociale face à cette nouvelle expression écologique qui semble avoir le vent en poupe ?

La collapsologie, cette « surenchère catastrophiste » recouverte d´un voile scientifique, a effectivement plus que jamais le vent en poupe surtout grâce à la déclaration mondiale de la « pandémie ». Il suffit d´observer le retour spectaculaire de certains titres dans le classement des meilleures ventes de livres de ce baromètre de nos émotions qu´est Amazon. Ainsi L’Effondrement de Jared Diamond, et Comment tout peut s´effondrer de Pablo Servigne, figurent effectivement dans le peloton de tête.

L´écologie sociale peut accompagner ses mentors pour un constat, un état des lieux superficiel, celui assénant la réalité de la catastrophe en cours. Mais le voyage sera de courte durée. Très tôt, le bilan réalisé, l´enquête nous montre que nous ne sommes plus sur le même chemin. Très tôt, nous nous apercevons qu´en réalité, cette pseudoscience fait partie du problème. Loin de questionner les catastrophes écologiques en cours comme plongeant leurs racines dans les injustices sociales, donc dans les rapports de production capitalistes et la domination, elle favorise un consensus infâme. Sans doute à leur insu, ils sont les héritiers des courants conservateurs et réactionnaires, qui dès la révolution française, voyaient dans la révolution sociale, et plus tard dans l’évolution des mœurs, des manifestations du déclin ou de la décadence civilisationnelle. Certes tous leurs mentors actuels ne sont pas leurs descendants idéologiques. Il n´empêche que la transversalité politique résultant de cette actuelle nébuleuse indéfinissable de l´effondrement reste troublante.

Les auteurs nous demandent de lâcher ce qui, dans ce monde ci, respire encore, ce qui y fait sens, sous prétexte de devoir en faire le deuil.  Ainsi, l’effrondrementalisme n’ouvre aucun devenir si ce n’est celui du monitoring. L’État, à différencier des services publics et de la sécurité sociale, (comme s´il en avait le monopole) en devient la pièce maitresse en exerçant surtout ses fonctions régaliennes (police, armée et surveillance). Loin de s’effondrer, l´Etat reprend une vigueur que bien des nostalgiques de tout bord pensaient devoir mettre aux oubliettes. N´est- ce pas là un techno-fascisme vert qui s´installe insidieusement afin de prévenir tout mouvement de révolte ? C´est bien ce que l´actualité étale à nous dans toute sa froideur

Oui, il s´agit bien de politique mais d´une politique du non-dit, d´où les actrices et acteurs, mais aussi leurs interactions, disparaissent. En attendant ce « meilleurs des mondes », facilité par le discours de l´effondrement, issus de tout bord, cette écologie hors sol nous colle à la peau et empêche les personnes lucides sur la situation et sur leurs conditions de vie de s’y identifier, à juste titre. Nous sommes mis face à un vide, nous avons à faire à un récit sans peuples et sans devenirs particuliers. La collapsologie fabrique des êtres nus, privés de rêves mais peuplés de cauchemars et arrachés à ce qui les tient et à ce qui leur importe.

Si d’un point de vue purement collapsologique, les solutions pour lutter contre l’effondrement n’existent pas et qu´á la fin, elle ne fait que participer à une forme de résignation collective, celle du veau partant pour l´abattoir, il en va tout autrement de l´écologie sociale. L´écologie sociale part elle aussi d´un catastrophisme mais d´un catastrophisme éclairé, à savoir : annoncer le pire pour le conjurer. La catastrophe n’a de sens qu’à être conjurable, saisie dans un récit où l’on puisse lui trouver des prises bien palpables dans le vécu. Tout d´abord, l´écologie sociale en tant qu´écologie radicale et holistique possède des outils d´analyse qui nous permettent de bien comprendre les enjeux de la destruction sociale et écologique en cours. Nôtre première tâche vis-à-vis de la collapsologie, consiste donc à utiliser ces outils pour déconstruire publiquement ce montage néfaste comme discours aplatissant, castrateur et paralysant. Par la suite peuplée des expériences du passé, celles des tentatives d´émancipation sur tous les fronts, l´écologie sociale nous apprend que les luttes tiennent et persistent, parce qu’elles sont riches de peuples et d’histoires, parce qu’elles ont su se créer une consistance propre.

Mon livre propose d´« Agir ici et maintenant ». Mais pour agir avec efficacité il nous faut prendre conscience du lieu et du moment dans lequel nous nous trouvons chacune et chacun. Reprenons à nouveau la notion de crise comme celle d´une opportunité. Si nous parvenons à oublier pour un instant ces vols de faux-bourdons que les courants du virtuel nous envoient dans tous les sens et nous distraient, alors nous sommes en mesure de réfléchir. Si nous ne sommes pas déjà pris au cou par l´économie assassine, ces derniers évènements et ceux que nous partageons toutes et tous actuellement de par le monde nous permettent de réaliser.

Nous sommes actuellement confinés mais ne l´étions-nous pas déjà auparavant dans le couloir qui nous menait à ce confinement-ci ? Nous étions dans le confinement mobile de l´agitation et du stress, celui qui nous faisait tourner en rond, nous agiter dans nos métropoles surpeuplées pour vendre notre force de travail. Vendue cette dernière, pour les chanceux, il nous restait à dépenser l´argent que nous avions pu collecter en imitant le style de vie ce ceux qui nous avaient exploité. Alors, une autre agitation nous prenait pour oublier tout ce temps passé à courber l´échine devant des machines ou derrière d´autres personnes. C´est ainsi que l´on tournait autour d´un monde de plus en plus indifférencié et pollué et que le record des vols d´avion fut battu le 31 Juillet 2019 avec 30 millions de personnes envoyées dans les airs en même temps.

Cette agitation arrêtée, le confinement devient le révélateur de la prison hors sol dans laquelle nous sommes enfermés depuis des années. Les questions se posent alors comme celles de savoir comment avons-nous pu en arriver là ? Comment un simple virus peut-il tout bloquer ? Comment en est-on arrivé à dépendre autant de ce qui est produit à l´autre bout du monde ? Les principales activités économiques bloquées, pourquoi les autres formes de vie tendent à se récupérer ? Dans quel monde, dans quels tissus de mensonges vit-on ? Quelle est cette démocratie qui, du jour au lendemain, emprisonne chez elles des millions de personnes, déjà en mesure de faire le deuil de leur liberté ? Pour beaucoup, pour les plus pauvres c´est déjà faire le deuil de leur vie, en vivant leur propre effondrement.

C´est à ces questions que bien des personnes se posent qu´il nous faut répondre intelligemment et par du concret. Alors, si « d´abord était le verbe », que nos réflexions constituent dès à présent les liens que nous voulons voir éclore, se développer et se concrétiser. Soit, nous sommes pour l´instant confinés dans le virtuel. Mais si nous centrons nos efforts pour imaginer le devenir de nos luttes et de nos propositions constructives sociales et politiques, nous pouvons poser les jalons de notre agir dans une perspective communaliste. Il serait possible d´œuvrer à des niveaux différents mais toujours et dès le départ dans le lien que ce soit au niveau du local comme du régional et de l´international. Créer un site pour réfléchir ensemble à une stratégie globale à adapter aux différents niveaux locaux me semble revêtir un caractère d´urgence. J´ai moi-même fait une série de propositions dans mon livre dont celle d´une feuille de route ou charte à présenter aux différents mouvements de luttes et d´alternatives, en commençant par le local. Il s´agit partant de la vie de tous les jours, de proposer un programme politique communaliste comme prise à bras le corps, des questions nous concernant directement.

Il en va de ces exemples et propositions et d´une multitude d´autres initiatives qui peuvent s´articuler avec des alternatives visant à récupérer des éléments basiques de nos vies. Ainsi, de tendre vers une souveraineté alimentaire authentique est une des priorités en partant du local et des circuits courts avec un système d´AMAPs.

Comme je le dis par ailleurs. « Il s´agit là, par leur pratique autogestionnaire, d´un maillon fondamental pour la sortie du capitalisme et pour atteindre l´autonomie. Ce lien fort et pragmatique entre le producteur paysan et le consommateur responsable et citoyen, ouvre la voie à une « économie morale1 » comme marchepied dans une dynamique de transition en vue de sortir du capitalisme. Nous découvrons ainsi par la pratique, les vertus et le plaisir de faire ensemble dans la difficulté mais aussi dans la joie. Et c´est cette réalité vécue qui va nous faire jeter aux poubelles de l´histoire cette perpétuelle frustration du faux plaisir jamais assouvi de la consommation. Ainsi nous ouvrons les portes à cette dimension du « Buen vivir », comme un tout, cette dimension tellement humaine que vivent et nous transmettent les zapatistes.

Il en ira de même pour tous les autres domaines de la vie, comme l´enseignement, l´alimentation, le logement, la culture, l´artisanat, l´industrie, etc… Toutes ces formes d´organisation et de décisions collectives s´interpénétrant, ayant pour finalité essentielle de pourvoir les besoins de tout un chacun de façon autogérée dans le plaisir de vivre. A nous de créer une dynamique d´auto-institution politique de ces communs capable de mettre en œuvre, en premier lieu, la solidarité vitale entre nous les humains, en l´étendant à l´ensemble des êtres vivants et le milieu naturel. »

10) Vous déplorez une certaine « mystique » écologique. On assiste en effet à une résurgence de certaines mouvances spiritualistes : le néo paganisme, le New Age, les sorcières… Bookchin n’a cessé de répéter que l’écologie devait être rationnelle. Percevez-vous là un danger, pour l’avenir du mouvement écologiste ?

Cette « mystique » écologique est née aux USA dans les années 1960, au cœur de toute une mouvance allant de l´écologie profonde jusqu´à la tentative de faire de l´écologie une religion. Il s´agissait, à l´époque, d´une réaction de la jeunesse aux logiques technico-économiques dominantes. En tant que tel, ce mouvement hippy, Bookchin, encore dans les années 70, en parle dans « Post scarcity anarchism, comme: « le surgissement des subcultures »… « L‘acte même de refuser la vie selon les contraintes bourgeoise jette les premiers jalons d’un mode de vie utopique. » Mais lorsque dans bien des esprits, voire des mouvements, cette réaction se naturalise, là Bookchin réagit. Il craint en effet pour une dérive de l’écologie politique sur cette ligne en lien avec le développement, autour de Sarawak et quelques autres écoféministes notamment. On aurait tort cependant de voir dans cette crainte une quelconque manifestation d´intolérance car : « Autant l’économie doit devenir une forme d’éthique dans une société rationnelle (qui est la forme de société que je souhaite voir prendre vie), autant je donne une place de choix aux romantiques dans les affaires humaines. »  (Bookchin, Le crépuscule survient tôt, inédit). Ce qui montre que sa position était vraiment de séparer la sphère personnelle de la sphère publique : on peut croire à ce que l’on veut, du moment qu’on ne l’institutionnalise pas et qu’on ne s’en serve pas pour justifier nos actions…

« […] il est très important que nous empêchions le mouvement écologiste de dégrader [le concept de spiritualité] en croyance, en une forme vulgaire de culte atavique de la nature peuplé de dieux, de déesses et finalement d’une hiérarchie nouvelle de prêtres et de prêtresses. Les gens qui croient que la solution est de créer une nouvelle « religion verte » ou de raviver les croyances en des dieux, des déesses ou des lutins des bois, dissimulent sous un mysticisme le besoin de changement social. Cette tendance marquée chez les écologistes profonds, les écoféministes et Verts New Age me préoccupe. »12
Si Bookchin en vient à alerter de cette dérive écologiste, il l´adresse tout autant aux mouvements politiques se situant à gauche et se réclamant de la rationalité des lumières. Ce qui finalement reste le dénominateur commun de ces contestataires en tout genre, au-delà de leurs réactions salutaires, c´est leur manque d´analyse radicale. Trop superficielles, elles débouchent sur des solutions qui finalement au lieu d´éliminer la domination, ne font que la perpétuer.

Ainsi : « Embrassant le particularisme dans lequel la politique raciale avait dégénéré au lieu de l’universalisme potentiel d’une humanitas, la Nouvelle Gauche a placé les noirs, les peuples coloniaux et même les nations coloniales totalitaires au sommet de sa pyramide théorique, les dotant d’une position dominante ou « hégémonique » par rapport aux blancs, aux euro-américains et aux nations démocratiques bourgeoises. Dans les années 1970, cette stratégie particulariste a été adoptée par certaines féministes, qui ont commencé à exalter la « supériorité » des femmes sur les hommes, voire à affirmer un « pouvoir » mystique prétendument féminin et un irrationalisme prétendument féminin sur la rationalité séculaire et la recherche scientifique qui étaient vraisemblablement le domaine de tous les hommes. Le terme « homme blanc » est devenu une expression manifestement désobligeante qui a été appliquée de manière œcuménique à tous les hommes euro-américains, qu’ils soient ou non exploités et dominés par les classes et les hiérarchies dirigeantes. »

Malgré quelques groupes les ayant revendiqué, je ne pense pas que ces tendances aient eu la même incidence en Europe. Sans y voir un danger immédiat, j´insiste néanmoins sur la nécessité de rester vigilants à toutes ces tendances de repli sur soi dans ce que je nomme « individualisme collectif ». Un phénomène déjà dénoncé par Bookchin dans son livre « Comment changer sa vie sans changer le monde » paru chez Agone en Novembre 2019. Ce sont en effet toutes ces tendances qui masquent l´urgence de toutes les urgences, celle de sortir du capitalisme en s´attelant à la construction d´un véritable mouvement pour y parvenir.

1 Le Mobile World Congress est le plus grand salon annuel de l’industrie de la téléphonie mobile. Il est appelé mondial du mobile, salon du mobile ou congrès mondial de la téléphonie mobile en français. Il est organisé par la GSM Association, association qui regroupe 250 industriels et 850 opérateurs de téléphonie mobile. Wikipédia

2 La ville, le SI et l’entreprise : du fonctionnel au multipolaire Emmanuel Bertin et Sébastien Tran. Management Prospective Ed. | « Management & Avenir » 2014/2 N° 68 | pages 54 à 72 Voir également « Les métropoles barbares » de Guillaume Faburel aux éditions du Passager Clandestin 2019.

3 Page 202 de : Affinités révolutionnaires – nos étoiles rouges et noires Milles et une nuit nº85

4 Voir Pages 51 à 57 de “Agir ici et maintenant – Penser l´écologie sociale de Murray Bookchin » Editions du Commun, Octobre 2019.

5 Il en va ainsi du supposé « modèle » idéalisé de la polis grecque ancienne et de l´ecclésia athénienne, comme si Bookchin ne s´était pas aperçu de ses limitations de son caractère exclusiviste, esclavagiste, patriarcal voire impérialiste.

6 Interview de Murray Bookchin par Takis Foutopoulos : http://social-ecology.org/wp/1992/09/the-transition-to-the-ecological-society-an-interview-by-takis-fotopoulos/

7 Bookchin écrit dans « Au-delà de la rareté », en 1971 bien avant que le mur de Berlin ne tombe : « Continuer à ergoter sur l’ « économie planifiée  » et l’  » Etat socialiste  » – notions nées à un stade antérieur du capitalisme et à un stade inférieur du développement technologique – relève du crétinisme sectaire. »

8 Voir Pages 54 de “Agir ici et maintenant – Penser l´écologie sociale de Murray Bookchin » Editions du Commun, Octobre 2019.

9 Dans “Ecology of freedom” publié en 1982, M. Bookchin écrira : « En considérant l´usine et l´évolution technique comme « socialement neutre », le « socialisme scientifique » s´est refusé à voir le rôle qu´ont joué l´usine et sa structure hiérarchique complexe pour conditionner les ouvriers à l´obéissance et leur inculquer la soumission depuis l´enfance et à toutes les étapes de leur vie adulte.» Pouvoir de détruire, pouvoir de créer Ed. L´échappée 2019 p. 116

10 « La révolution communaliste » Abdoullah Öcalan, écrits de prison Editions Libertalia, 2020

11 Buenaventura Durruti, Jeune ouvrier mécanicien, est une des figures principales de l’anarchisme espagnol avant et pendant la révolution sociale espagnole de 1936. Il fut tué au cours de la défense de Madrid le 20 novembre 1937.

12 Murray Bookchin et Dave Foreman, « Quelle écologie radicale ? » p. 45-46.. Cité par Vincent Gerber dans « Murray Bookchin et l´écologie sociale – Une biographie intellectuelle » Ed Écosociété 2013

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