Parler du mensonge dans le monde actuel est devenu chose étrange tellement il s’est, si l’on peut dire, universalisé. Du mensonge individualisé au mensonge d’État, du discours des politiciens au mensonge généralisé de la marchandise, la falsification est partout. Au point de nous faire douter même de l’existence d’une quelconque vérité ou véracité que l’on voudrait nous faire passer désormais comme relative, comme relevant d’une simple question d’opinion. L’invasion permanente des « médias » dans nos vies n’est certes pas pour rien dans ces eaux de plus en plus troubles où la présence même de ce que nous touchons du doigt devient douteuse, aléatoire, fluctuante.

Plus grave encore, c’est la relation humaine qui s’en trouve complètement perturbée en son essence même. S’il y a toujours eu des menteurs, mentant pour des raisons qui leurs étaient propres et à leurs frais, une société où le mensonge s’impose, parce qu’il est la condition nécessaire pour pouvoir y trouver place, détermine par là-même une perversion généralisée des conditions d’existence et ne peut que travailler à sa perte.

Mais sans vérité, pas de mensonge non plus. Quelle vérité le mensonge cherche-t-il alors à dissimuler ? Pourquoi a-t-il gagné tant de terrain dans les formes de société qui sont les nôtres ? Comment pouvons-nous vivre dans ce contexte ?

On remarquera d’ailleurs que le sujet du mensonge est progressivement devenu en lui-même un tabou. Dans une société où tout le monde est, plus ou moins, amené à mentir, comment parvenir à se débarrasser de cette pestilence ?

Cette liste réunira donc quelques ouvrages tentant d’apporter quelques réponses à ces questions. D’auteurs ayant quelque goût pour la vérité si possible.

Histoire du mensonge – Prolégomènes. de Jacques Derrida

Car en principe et dans sa détermination classique, le mensonge n’est pas l’erreur. On peut être dans l’erreur, on peut se tromper, on peut même dire le faux sans chercher à tromper et donc sans mentir.  » « Mentir, c’est vouloir tromper l’autre, parfois même en disant vrai. On peut dire le faux sans mentir mais on peut dire aussi le vrai en vue de tromper, c’est-à-dire en mentant. Mais on ne ment pas si on croit à ce qu’on dit, si on y ajoute foi, même si c’est faux. » « Aristote précise, et c’est essentiel pour ce qui nous importe, que le menteur n’est pas seulement celui qui peut mentir mais celui qui préfère mentir et, y étant enclin, le fait par choix, intentionnellement (o eukheres kai proairetikos). Par là, autre objection à Platon, il est pire que le menteur involontaire, si quelque chose de tel existe.

Mensonge et maladie mentale de Joseph Gabel

Le menteur est aussi seul, sans liberté, sans rencontre, et il vit également dans un univers dévalorisé. Le mensonge n’est pas une maladie mentale mais sa structure est celle de la maladie mentale.

(De la différence entre égoïsme et égocentrisme)
L’égoïste se soucie de ses seuls intérêts, l’égoïsme est un phénomène moral; l’égocentrique se croit au centre du monde, l’égocentrisme est, avant tout, un phénomène logique et ontologique. Avec l’égoïste le dialogue reste possible; convainquez-le qu’il défend mal ses intérêts bien compris, et il changera d’attitude. Avec l’égocentrique il n’y a pas de dialogue possible car pour le convaincre il faut redresser la distorsion des coordonnées logiques de son existence.

Nul ne mettra en doute, je suppose, le caractère égocentrique du mensonge ; c’est une donnée classique. L’homme qui dit la vérité postule que son interlocuteur en fait autant ; justifié ou non ce postulat n’a rien d’absurde. L’univers de la vérité est un univers de relations réversibles ; un univers adulte. Le menteur doit en revanche postuler que son adversaire dit la vérité ; la conduite mensongère n’est pas généralisable, un univers du mensonge généralisé serait un univers absurde. Il en résulte que le menteur est seul, que son dialogue est un faux dialogue, qu’il entretient une illusion de rencontre où il est à la fois artisan et dupe.

Le menteur est obligé d’assumer un rôle qui n’est pas le sien, qui lui est extérieur ; il doit réagir en fonction de ce rôle artificiel, vivre dans la terreur de la gaffe qui pourrait le trahir. Il éprouve souvent le moment où il finit par être démasqué, comme une sorte de libération.

Du point de vue anthropologique le mensonge apparaît donc comme un phénomène périphérique de la psychopathologie. Ce sont probablement les mêmes forces – ou plus exactement les mêmes faiblesses – qui obligent telle personne à se réfugier dans le délire et telle autre à essayer d' »avancer » dans la vie sur les fragiles béquilles du mensonge.

Réflexions sur le mensonge de Alexandre Koyré

Si rien n’est plus raffiné que la technique de la propagande moderne, rien n’est plus grossier que le contenu de ses assertions, qui révèlent un mépris absolu et total de la vérité. Et même de la simple vraisemblance.

La vérité est donc toujours ésotérique et cachée. Elle n’est jamais accessible au commun, au vulgaire, au profane. Ni même à celui qui n’est pas complètement initié. Tout membre du groupement secret, en a pleine conscience. Aussi ne croira-t-il jamais ce qu’il entendra dire en public par un membre de son propre groupement. Et surtout n’admettra-t-il jamais comme vrai quelque chose qui sera publiquement proclamé par son chef. Car ce n’est pas à lui que s’adresse son chef, mais aux « autres », à ces « autres » qu’il a le devoir d’aveugler, de berner, de tromper. Ainsi, par un nouveau paradoxe, c’est dans le refus de croire à ce qu’il dit et proclame que s’exprime la confiance du membre du groupement secret en son chef.

Il est vrai également, que ni les états, ni les partis totalitaires ne sont des sociétés secrètes au sens précis de ce terme et qu’ils agissent publiquement. Et même à grand renfort de publicité. C’est que justement — et c’est en cela que consiste l’innovation dont nous avons parlé plus haut — ce sont des conspirations en plein jour.
Une conspiration en plein jour — forme nouvelle et curieuse du groupement d’action, propre à l’époque démocratique.

Du mensonge à la violence de Hannah Arendt

La tromperie n’entre jamais en conflit avec la raison, car les choses auraient pu se passer effectivement de la façon dont le menteur le prétend. Le mensonge est souvent plus plausible, plus tentant que la réalité, car le menteur possède le grand avantage de savoir d’avance ce que le public souhaite entendre ou s’attend à entendre.

Du fait de l’ampleur prise par l’intention de pratiquer l’insincérité en matière politique au plus haut niveau du gouvernement, et du degré auquel, parallèlement, le mensonge a pu proliférer au sein de tous les services officiels, tant civils que militaires (..) on serait tenté d’oublier tout un arrière-plan historique qui n’est pas exactement révélateur d’innocence et de vertu.

Le déclin du mensonge de Oscar Wilde

Ce n’est qu’en apparence que ce petit pamphlet d’Oscar Wilde semble prendre en son titre ce parti à contre-courant. Car, de fait, c’est de la richesse de l’imaginaire dont il annonce le déclin. Comment alors ne pas constater qu’à la médiocrité du mensonge mondialisé se rajoute la pauvreté de son imagination et la mesquinerie de ses aspirations auxquelles se rajoute sa piteuse mise en scène d‘une « vérité » qui s’est désormais absentée.

Même celui qui est incapable de s’instruire s’est mis à enseigner.

En 1879, alors que je venais de quitter Oxford, je rencontrai à une réception, dans une ambassade, une femme d’une beauté exotique, très curieuse. Nous devînmes de grands amis; nous étions toujours ensemble. Et cependant, ce qui m’intéressait le plus en elle, ce n’était pas tant sa beauté que son caractère, son absolue indécision de caractère. Elle semblait n’avoir aucune personnalité, mais possédait simplement la faculté d’en représenter de nombreuses. Parfois, elle se vouait tout entière à l’Art, transformait son salon en atelier et passait deux ou trois jours par semaine dans les galeries de peintures ou les musées. Puis elle se mettait à suivre les courses, portait les vêtements les plus sportifs, et ne parlait plus que de paris. Elle délaissait la religion pour le mesmérisme, le mesmérisme pour la politique et la politique pour les émotions de mélodrame de la philanthropie. Elle était, en somme, une façon de Protée, et connut le même échec en toutes ses métamorphoses que cet étonnant dieu marin quand Odysseus s’empara de lui.

Minima Moralia : Réflexions sur la vie mutilée de Theodor Adorno

Celui qui ment a honte, car chaque mensonge lui fait éprouver tout ce qu’il y a d’indigne dans l’ordre d’un monde qui le contraint au mensonge pour survivre. (…) Cette pudeur affaiblit les mensonges de ceux qui ont une sensibilité délicate. Ils s’en tirent mal; et c’est alors que le mensonge devient proprement quelque chose d’immoral par rapport à autrui. C’est en effet le prendre pour un imbécile et lui témoigner son dédain. Au sein des pratiques éhontés de notre temps, le mensonge a perdu depuis longtemps sa fonction bien claire de nous tromper sur la réalité. Personne ne croit plus personne, tout le monde sait à quoi s’en tenir. On ne ment à autrui que pour lui signifier le peu d’intérêt qu’on lui porte, pour lui montrer qu’on n’a pas besoin de lui et qu’on se moque de ce qu’il peut bien penser. Le mensonge, qui pouvait autrefois apporter une certaine souplesse dans la communication, est devenu maintenant l’une des techniques de l’impudence, qu’utilise chaque individu pour répandre autour de lui la froideur dont il a besoin pour prospérer.

L’Âge de l’ersatz de William Morris

Toutefois, si l’art de mentir a toujours été assidûment cultivé à travers le monde et en particulier par la fraction de ceux qui vivent du travail des autres, c’est un art que peu de gens ont su mener à la perfection.

La fausse parole de Armand Robin

Il ne peut pas y avoir de mensonge. Il ne peut s’agir que de moyens susceptibles de violer la réalité constatable pour la contraindre à engendrer la réalité désirée.

Bref, tout se passe comme si la réalité ne devait pas exister, tout au moins comme si le véritable but cherché était de corriger l’humanité de son indésirable propension à constater que ce qui existe existe.

La société du spectacle de Guy Debord

La présence de ce livre dans cette liste ne devrait guère surprendre. Il fait partie en effet des rares ouvrages en mesure d’apporter une réponse globale à la question du mensonge dans cette société. Et si beaucoup de choses lui ont été reprochées, personne n’a jamais pu prétendre qu’il mentait en son contenu. Dans la forme sociale établie par le Spectacle, le vécu effectif est relégué aux oubliettes, refoulé si l’on peut dire, et remplacé par la représentation illusoire que chacun tente de lui donner dès qu’il parait ou quand simplement il cherche à oublier la misère réelle de son existence. En cela, le spectacle est bien le mensonge accompli par, et dans, le règne du marché.

L’industrie du mensonge de John Stauber et Sheldon Rampton

« En examinant le monde des lobbyistes, ce livre dévoile l’ampleur des manipulations pour transformer l’« opinion publique » et conforter les intérêts des grands groupes industriels. Des espions aux journalistes opportunistes, en passant par des scientifiques peu regardants et de faux manifestants, l’industrie des relations publiques utilise tous les canaux possibles pour que seule puisse être diffusée l’information qui arrange ses clients – gouvernements et multinationales, producteurs d’énergie nucléaire ou de tabac, de technologies polluantes, etc.
À ceux qui utilisent les méthodes du lobbying pour redresser les injustices sociales, protéger l’environnement, promouvoir les droits des minorités, défendre les travailleurs ou œuvrer pour le bonheur de leur communauté, nous avons voulu montrer que c’est une illusion de croire que ces techniques sont neutres. Même si toutes les organisations écologistes du monde mettaient leurs ressources en commun, elles ne disposeraient jamais d’un budget de relations publiques équivalent à celui d’un seul fabricant de pesticides décidé à défendre ses intérêts. »

Le monde social manipulé par la propagande que nous décrivent les auteurs illustre bien le projet de Lippmann : une « révolution dans la pratique de la démocratie » par « la fabrication des consentements », seul moyen de gouverner le peuple. « Le public doit être mis à sa place, écrit Lippmann, afin de que les hommes responsables puissent vivre sans craindre d’être piétinés ou encornés par le troupeau de bêtes sauvages. » Moins brutal que Lippmann, mais tout aussi mégalomane et aussi peu démocratique, Bernays parlait du « rôle important, dans une société démocratique », de la « manipulation consciente, intelligente, des opinions et des habitudes organisées des masses » pour conclure : « Ceux qui manipulent ce mécanisme social imperceptible forment un gouvernement invisible qui dirige véritablement le pays. »

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