Manifeste pour une écologie sociale et libertaire

Suivi d’une note de l’Atelier sur le thème : Techniques & Technologies

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Dans cet extrait du manifeste du groupe Ecology Action East datant de décembre 1969, Murray Bookchin montre combien la réponse à la crise écologique ne pourra se limiter à une critique de la technologie et de la croissance démographique mais passera nécessairement par une remise en cause de l’emprise de la société hiérarchique. Il s’agit pour lui d’éliminer la hiérarchie en tant que telle, tous les modes de domination sexuelle et parentale, toutes les classes sociales et toutes les formes de propriété. Autrement dit d’abolir les systèmes de domination et de répression qui ont dressé l’homme contre l’homme et contre la nature.

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Le pouvoir de destruction de cette société se déploie sur une échelle sans précédent dans l’histoire de l’humanité et dévaste de façon démente et quasi systématique l’ensemble du monde vivant et ses assises matérielles. (…)

L’essence de la crise écologique de notre époque, c’est que cette société est en train de défaire littéralement l’œuvre de l’évolution du vivant. Il est banal de dire que l’humanité n’est que l’un des fils du tissu de la matière vivante. Il est sans doute plus important de souligner aujourd’hui, à ce stade avancé où nous en sommes, combien l’humanité est liée à la complexité et à la diversité de la vie, combien le bien-être et la survie de l’espèce dépendent d’une très longue évolution de l’organique en des formes toujours plus complexes et plus interdépendantes.

Le développement de la vie en un réseau complexe, la diversification extrême des animaux et des végétaux primitifs ont été les conditions préalables à l’apparition et à la survie de l’humanité elle-même et à l’établissement de relations harmonieuses entre elle et la nature.

Technologie et population

Il se pourrait bien qu’il ne nous reste guère plus d’une génération avant que la destruction de l’environnement devienne irréversible. C’est donc avec une honnêteté absolue que nous devons rechercher les causes de la crise écologique. (…)

Est-ce dans le développement de la technologie que résident les causes de la crise écologique ? La technologie est devenue un bouc émissaire bien commode pour éviter de désigner les conditions sociales profondes qui ont rendu nuisibles les machines et la technique.

Il est trop commode en effet d’oublier que la technologie n’a pas seulement servi à détruire l’environnement mais aussi à l’améliorer. La Révolution néolithique, qui inaugura la période la plus harmonieuse des relations entre la nature et l’humanité post-paléolithique, fut avant tout une révolution technologique. C’est cette période qui a légué à l’humanité l’art de cultiver la terre, le tissage, la poterie, la domestication des animaux, la roue et bien d’autres inventions décisives. Il est vrai qu’il existe des techniques et des attitudes technologiques qui sont foncièrement incompatibles avec l’équilibre entre l’humanité et la nature. Il nous incombe précisément de distinguer les promesses de la technologie – son potentiel créateur – de sa capacité de destruction. Il n’y a pas une « technologie » unique qui existerait indépendamment des conditions et des relations sociales ; il y a différentes technologies et différentes attitudes envers la technologie ; certaines sont indispensables au rétablissement de l’équilibre, d’autres contribuent à le détruire. Ce dont l’humanité a besoin, ce n’est pas de mettre au rancart toute technologie avancée ; c’est de pousser à fond le développement d’une technologie sélective et respectueuse des principes écologiques.

Est-ce alors dans la croissance démographique que résident les causes de la crise écologique ? (…) Certes, si les conditions économiques, politiques et sociales actuelles se perpétuent, le jour viendra où l’humanité surpeuplera la planète et, par le seul effet du nombre, infestera comme un parasite son propre habitat. Il y a cependant quelque chose d’obscène dans le fait que la « croissance démographique » soit dénoncée comme le facteur premier de la crise écologique par un pays qui tout en ne comptant guère que 7 % de la population mondiale, dévore plus de 50 % des ressources de la planète, et qui est actuellement en train d’exterminer un peuple oriental qui pendant des siècles a vécu dans un équilibre subtil avec son environnement. (…)

Les peuples d’Asie, d’Afrique, d’Amérique latine et du Pacifique Sud feront valoir à bon droit que ce sont leurs « conseillers » américains qui ont montré au monde comment on dévaste un continent vierge en moins d’un siècle et qui ont enrichi le vocabulaire de l’humanité de l’expression « obsolescence programmée » (built-in obsolescence). (…)

Tôt ou tard, la prolifération aveugle des êtres humains devra s’arrêter. Mais ou bien le contrôle des naissances sera pris en charge par des « contrôles sociaux », c’est-à-dire par des méthodes autoritaires, racistes et finalement peut-être par le génocide, ou bien il sera assumé par une société libertaire et écologique, une société qui fonde sur le respect de la vie la recherche d’un nouvel équilibre avec la nature. Telles sont les deux options inconciliables qui s’offrent à la société moderne et entre lesquelles il nous faut choisir sans ambiguïté. L’action écologique est fondamentalement une action sociale. Ou bien nous nous attaquerons directement aux racines sociales de la crise écologique actuelle, ou bien nous glisserons vers le totalitarisme.

Écologie et société

La conception selon laquelle l’humanité doit dominer et exploiter la nature découle de la domination et de l’exploitation de l’homme par l’homme, et même, plus haut encore dans le temps, de l’assujettissement de la femme à l’homme au sein de la famille patriarcale. À partir de ce moment, on considéra de plus en plus les êtres humains comme de simples « ressources », comme des objets et non comme des sujets. Les hiérarchies, les classes, les modes d’appropriation et les institutions étatiques servirent à définir dans l’esprit de l’homme sa relation avec la nature. Celle-ci, à son tour, se trouva de plus en plus systématiquement ravalée au rang de simple ressource, d’objet, de matière première à exploiter (…). La « morale du travail », l’éthique du sacrifice et du renoncement, la sublimation des désirs érotiques et l’espoir reporté sur l’au-delà (thème que l’Asie partage avec l’Europe), tels furent les moyens par lesquels on amena les esclaves, les serfs, les ouvriers et la moitié féminine de l’humanité à se réprimer eux-mêmes, à forger leurs propres chaînes et à verrouiller eux-mêmes leur propre prison.

Si, dans la société hiérarchique d’aujourd’hui, cette vision du monde commence à se décomposer, c’est principalement que l’énorme capacité productive de la technologie moderne a ouvert de nouveaux horizons (…). De plus en plus, la société se trouve en proie à la tension entre « ce qui est » et « ce qui pourrait être », et cette tension est exacerbée par l’exploitation et la destruction, aussi irrationnelles qu’inhumaines, de la terre et de ses habitants. Le principal obstacle à la résolution de cette tension réside dans l’emprise encore très forte de la société hiérarchique sur nos représentations et sur nos actes. Il est plus facile de se réfugier dans la critique de la technologie et de la croissance démographique que de combattre sur son propre terrain ce système social archaïque et destructeur. Depuis la naissance, nous sommes conditionnés par la famille, la religion, l’école et le travail à accepter la hiérarchie, le renoncement et le pouvoir d’État comme les prémisses fondamentales de toute pensée. S’il ne se situe pas sur des bases entièrement différentes, tout projet de restauration d’un équilibre écologique ne sera qu’un palliatif voué à l’échec.

Du fait de son bagage culturel exceptionnel, la société moderne, la société bourgeoise mue par le profit, porte l’intensité du conflit entre l’humanité et là nature à un niveau beaucoup plus critique que les sociétés préindustrielles. La société bourgeoise ne se contente pas de faire des hommes des objets, elle en fait des marchandises. La concurrence entre ces êtres humains transformés en marchandises devient une fin en soi, de même que la production de biens inutiles. La qualité est convertie en quantité, la culture de l’individu en culture de masse la communication entre les personnes en communication de masse. Le milieu naturel devient une immense usine, la ville un marché gigantesque. Toute chose, depuis une forêt de séquoias jusqu’à un corps de femme, « a un prix ». Toute chose a son équivalent monétaire, qu’il s’agisse d’une cathédrale ou de l’honneur d’un homme. La technologie cesse d’être une extension de l’humanité, l’humanité devient une extension de la technologie.

La machine n’amplifie pas le pouvoir de l’ouvrier car l’ouvrier est devenu une simple pièce de la machine. Faut-il s’étonner de ce qu’une société qui exploite, dégrade et quantifie de la sorte, dresse l’humanité contre elle-même et contre la nature d’une manière plus effroyable que nulle autre dans le passé ?

Oui, une transformation est nécessaire. Mais une transformation si radicale et si complète qu’elle fera éclater même les notions de révolution et de liberté que nous avons héritées. On ne peut plus se contenter de parler de techniques nouvelles permettant de conserver et d’enrichir l’environnement naturel nous devons prendre en charge la terre de façon communautaire, en tant que collectivité humaine et briser les entraves de la propriété privée qui ont faussé notre vision de la vie et de la nature depuis l’éclatement de la société tribale. Nous devons éliminer non seulement la hiérarchie bourgeoise, mais la hiérarchie comme telle ; non seulement la famille patriarcale, mais tous les modes de domination sexuelle et parentale ; non seulement la classe bourgeoise et son système d’appropriation mais toutes les classes sociales et toutes les formes de propriété.

L’humanité doit prendre possession d’elle-même, au niveau de l’individu comme de la collectivité, de sorte que tout être humain ait vraiment en main son sort quotidien. Il faut décentraliser les villes en communautés écologiques – en éco-communautés – subtilement et comme artistiquement ajustées aux écosystèmes qui les accueillent. Il faut repenser et perfectionner nos techniques pour en faire une écotechnologie, capable de tirer le meilleur des sources locales d’énergie et de matières premières avec une pollution minime ou même nulle.

Il nous faut retrouver un sens juste de nos besoins, des besoins nés d’une vie saine et exprimant les penchants personnels, non pas des « besoins » dictés par les médias ; Il nous faut ramener à l’échelle humaine notre environnement et nos activités sociales et, dans la gestion de la société, bannir les intermédiaires et instaurer des relations personnelles et directes. Bref, de l’image que nous avons de nous-mêmes, des autres être humains et de la nature, il nous faut chasser toute forme de domination, qu’elle soit sociale ou individuelle.

L’administration des choses remplacera l’administration des être humains. La révolution à laquelle nous aspirons devra subvertir non seulement les institutions politiques et les relations économiques mais aussi la conscience, la vie quotidienne, les désirs érotiques et le sens de la vie.

Ce dont il s’agit ici, c’est d’abolir cet esprit, ces systèmes de domination et de répression qui nous viennent du fond des âges et qui ont dressé l’homme contre l’homme et contre la nature. Si le mouvement écologique n’embrasse pas le problème de la domination sous tous ses aspects, il ne contribuera en rien à l’élimination des causes profondes de la crise écologique de notre époque. S’il en reste à une lutte réformiste contre la pollution ou pour la conservation de la nature sans prendre en compte la nécessité d’une révolution au sens le plus large, il servira seulement de soupape de sécurité au système actuel d’exploitation de la nature et des hommes.

Mis en ligne sur Cairn.info le 01/12/2017

https://doi.org/10.3917/ecorev.044.0009

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Techniques & Technologies

Les techniques et les technologies, bien que souvent utilisées de manière interchangeable, présentent des différences importantes. Les techniques font référence aux méthodes, procédés et savoir-faire pratiques utilisés pour accomplir une tâche ou atteindre un objectif spécifique. Elles sont généralement plus simples et directement liées à l’action humaine. Les technologies, quant à elles, englobent l’ensemble des outils, machines, systèmes et méthodes résultant de l’application des connaissances scientifiques et techniques. Elles impliquent souvent une plus grande complexité et une interaction plus poussée entre l’homme et la machine.

Murray Bookchin, dans sa réflexion sur la technologie, apporte une perspective nuancée et critique. Il rejette l’idée d’une technologie monolithique et indépendante des conditions sociales[1]. Pour lui, il existe différentes technologies et attitudes envers celles-ci, certaines étant bénéfiques pour l’équilibre écologique et la société, d’autres contribuant à leurs destructions.

Il plaide pour une approche sélective et écologique de la technologie. Il ne prône pas un rejet total de la technologie avancée, mais plutôt une utilisation réfléchie et ciblée[1]. Cette vision s’inscrit dans sa conception plus large d’une « écologie sociale », où la technologie pourrait jouer un rôle libérateur si elle était soustraite aux impératifs du profit capitaliste[1].

Dans cette optique, il envisage des technologies qui permettraient une plus grande autonomie et créativité humaine. Il imagine par exemple des outils qui prépareraient les matières premières tout en laissant aux individus la liberté d’expression dans les étapes finales de production[2]. Cette approche vise à concilier la vie et la machine, en intégrant la technologie dans les processus de créativité humaine plutôt que de la laisser dominer l’homme[2].

Sa pensée sur la technologie s’inscrit dans une critique plus large du capitalisme et de ses effets destructeurs sur l’environnement et les relations sociales[3]. Il soutient que ce n’est pas la technologie en soi qui est prédatrice, mais plutôt l’ordre politique et économique dans lequel elle est inscrite[3].

Il faut bien comprendre qu’aujourd’hui, la technologie façonne profondément nos modes de communication, de travail et de consommation. Les smartphones, les réseaux sociaux et l’internet des objets créent une connectivité permanente qui transforme nos interactions sociales et notre rapport au temps. Le télétravail et la numérisation des processus redéfinissent l’organisation du travail, tandis que le e-commerce et les plateformes en ligne accélèrent nos habitudes de consommation.[5]

En conclusion, Bookchin nous invite à repenser notre rapport à la technologie, non pas comme un outil de domination ou un adversaire à combattre, mais comme un potentiel allié dans la construction d’une société plus écologique et plus libre. Cette vision implique un débat démocratique (assemblées populaires, confédéralisme démocratique,…) sur les choix technologiques[4] et une réflexion approfondie sur la manière dont la technologie peut être mise au service de l’émancipation humaine et de l’équilibre écologique.

Par ailleurs, on ne peut faire l´impasse de ne pas nommer « la technique autoritaire », celle de la méga-machine qui domine les sciences et détermine toutes les technologies à son service. Ces dernières se glissant dans tous les interstices de la vie sociale comme la main armée du capital.[5] C’est pourquoi s´attaquer aux conséquences de son emprise reste totalement illusoire. Ainsi, par exemple, reprendre la terre aux machines comme le propose L’Atelier paysan implique en dernière instance de détruire la méga-machine, appelée capitalisme et son économie politique pilotée par l´État. Mais sa destruction sera seulement effective si nous sommes en mesure de la remplacer par une technique démocratique visant l´autonomie dans tous les aspect de la vie.

Le défi qu’il nous appartient donc de relever est énorme, il s’agit de transformer la technologie d’un outil de domination en un vecteur d’émancipation collective.

Citations :

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