de L’Atelier paysan
Editions Points
Date de parution 14/04/2023
10.20 € TTC
240 pages – EAN 9782757899472
L’Atelier paysan est une coopérative qui accompagne la conception et le colportage de technologies paysannes, inventées et mises en œuvre par les agriculteurs eux-mêmes.
On n’attendait pas, de la part de cette « petite » coopérative paysanne, la production d’un tel ouvrage qui analyse d’une manière approfondie et révolutionnaire le monde paysan. Ce livre est d’une très haute tenue intellectuelle et politique. Il mérite une lecture approfondie.
Les problèmes sont abordés par le biais du machinisme agricole mais les auteurs ont toujours l’intelligence d’élargir le sujet aux autres « intrants » de l’agriculture (semences, pesticides, engrais …) ; ils apportent aussi une vision plus large de l’agriculture sur les plans historique, économique et sociologique.
Les thèses du livre
Une partie non négligeable de la population des pays riches n’a pas les moyens de s’alimenter correctement. Les revenus des agriculteurs sont constitués pour 70 % de subventions et la moitié d’entre eux (80 % chez les éleveurs) ont un revenu négatif avant impôts et subventions. Ce tableau stupéfiant est celui d’un système qui ne fonctionne pas du tout.
Des mouvements de défenses de l’agriculture paysanne se sont mis en place depuis plus de cinquante ans mais l’atelier paysan s’interroge sur un hiatus : les AMAP et les magasins de producteurs se développent, la part de marché des produits estampillés « bio » augmente ; l’atelier paysan dépense « une énergie de dingue » pour ne former que 700 personnes pas an ; Terre de Liens, en 20 ans, a pu acquérir et préserver 223 fermes et 6400 ha mais le système dominant n’est nullement (ou très peu) ébranlé par ces évolutions. Les ventes de pesticides ont crû de 22 % entre 2009 et 2018 ; les terres arables continuent de reculer au profit du béton de 26 m2 par seconde ; plus de 200 fermes disparaissent chaque semaine ( ce que Terre de Liens met 20 ans à compenser).
Les pratiques les plus intéressantes de l’agriculture paysanne ne font pas tache d’huile. Le complexe agro-industriel étant lui-même en train de s’engouffrer dans ces créneaux avec une efficacité redoutable ; ce sont bien les pratiques de l’agriculture de compétition qui continuent d’étendre leur marée noire.
La conclusion qui s’impose pour l’atelier paysan est qu’il faut changer le système : remplacer le système agro-industriel capitaliste par un autre système basé sur une autonomie plus grande des producteurs agricoles. Autonomie qui s’oppose au terme de « souveraineté alimentaire » d’un côté mais loin de l’autarcie prônée par d’autres et de l’individualisme.
Le contenu
Le manifeste (terme retenu par les auteurs) est organisé en cinq chapitres
- 1 – L’agriculture industrielle : un monstre mécanique qui a confisqué la terre aux humains.
Panorama historique de l’industrialisation de l’agriculture guidée par l’obsession de comprimer les coûts de production et de réduire le nombre d’agriculteurs. - 2 – Les ingrédients d’un verrouillage
Analyse des facteurs qui assurent le maintien d’un modèle agricole dominant - 3 – Le machinisme agricole : verrou technologique
Analyse du machinisme considéré comme l’une des armes de destruction massive du monde agricole - 4 – L’agriculture paysanne, un ensemble d’alternatives indispensables mais inoffensives
Une hypothèse y est développée : l’existence d’un marché de produits alternatifs, censés échapper aux tares de la production industrielle, contribue aussi à la stabilité du modèle en question. Les bouillonnement d’alternatives n’est pas en mesure d’ébranler le complexe agro-industriel - 5 – Contre l’impuissance : des points d’appui pour combattre l’extinction.
L’atelier paysan appelle à une repolitisation en profondeur du mouvement pour l’agriculture paysanne. Il faudrait articuler la poursuite des pratiques alternatives avec un important travail d’éducation populaire et créer des rapports de force autour de trois pistes : la fixation des prix minimum à l’entrée des produits importés, une socialisation de l’alimentation ( SS de l’alimentation) et une lutte pour une désescalade technologique.
Sans les nommer, faute sans doute de les connaître, l’Atelier paysan manifeste un intérêt évident pour bien des thèses de l’écologie sociale et du communalisme. Ces thèses qu’ils défendent pourraient trouver un appui théorique dans ces propositions qui à leur tour trouveraient dans leurs agirs une base et un terreau fertile pour se développer.
Du chemin et de la démarche
Suite à ce résumé succinct, il apparaît sans l’ombre d’un doute que dans « Reprendre la terre aux machines », l’Atelier Paysan, loin de se limiter à une série de gestes et de choix techniques, a visé surtout à penser ces gestes. Et c’est bien lorsque la pensée est suscitée, par la volonté et par l’action pour un horizon déterminé qu’elle devient féconde au point d’en arriver à dépasser ce premier horizon et en découvrir d’autres se situant au-delà. Car comme le disait Eduardo Galeano : « L’utopie est à l’horizon. Je fais deux pas, elle s’éloigne de deux pas et l’horizon s’éloigne de dix pas. Alors à quoi sert l’utopie ? C’est à ça qu’elle sert, c’est à marcher ».
Et quoi de plus pertinent qu’une pratique sur le terrain ayant pour objectif la réappropriation de l’autonomie paysanne pour, s’affrontant aux obstacles, s’obstiner à les comprendre pour mieux les surmonter ? C’est en partant de l’intérieur de la problématique paysanne avec l’objectif de viser son autonomie et après 12 années de pratiques et de réflexions qu’ils en arrivent à percer les nombreuses couches successives qui lui font obstacle. Car c’est bien cet ensemble pervers qui nous a conduit pas à pas à l’impasse actuelle de l’agro-industrie accentuant le désastre écologique, la robotisation des activités qui mène à un endettement à vie des paysans, la baisse de la qualité de la nourriture destinée aux plus pauvres, etc. Ainsi, sans se voiler la face, parti de la critique des techniques aliénantes utilisées et usées au jour le jour par les agriculteurs, l’Atelier Paysan en arrive en toute logique, à signaler en amont du machinisme et du « complexe agro-industriel », « la Machine telle qu’elle se présente à nous : une technostructure transnationale » (Sic) qui les commande toutes. C’est bien ce que Mumford nomme la Mégamachine, le capitalisme et sa bureaucratie étatique en mesure de dériver « les problèmes politiques en problèmes techniques » pour mieux détourner l’attention et ouvrir d’autre marchés quitte à les peindre en vert. De là à en conclure que l’autonomie paysanne et l’autonomie alimentaire qui en découle, ne sera effective qu’avec l’autonomie de la société en son entier, seule en mesure de reprendre la Terre à la Mégamachine, de s’en débarrasser avant qu’elle n’en meure, nous entraînant avec elle dans le gouffre. S’ouvre alors le défi de gagner cette bataille, ce qui implique toute une stratégie, un large champs de possibles prenant pied sur cet élément vital, la terre ferme qui nous est commune et qui porte l’humanité toute entière, seule capable de s’en occuper et d’en prendre soin dans son ensemble. Et quoi de plus pertinent et créatif pour nous communalistes que de nous engager sur ce chemin qui toujours est à reprendre et dans cette démarche qui nous est offerte, partant du concret ? Par ailleurs quels bagages, quels outils pouvons nous apporter dans cette démarche commune ?
Nous pouvons sans aucun doute signer entièrement le constat voir même le diagnostic de la catastrophe en cours induite par le capitalisme, tout comme cette affirmation de leur part que tout en étant politique, le combat est aussi sémantique. Ainsi cette préférence pour l’« autonomie » à celle de « souveraineté ». Le premier terme étant plus « subversif », car lié à la démocratie, la participation, la réflexion collective, la vie commune – tandis que le second renvoie à un imaginaire de puissance, concurrence et supériorité. Nous reprenons aussi ce choix d’utiliser le terme « paysan » pour se démarquer des « exploitants agricoles », qui sont des entrepreneurs, tout en se référant à ses alliés comme la Confédération Paysanne et le Réseau des Semences Paysannes. Partants, nous sommes aussi pour ce constat que les alternatives paysannes tout comme celles des « consom’acteurs » comme les Amaps s’avèrent totalement inoffensives face au complexe agro-industriel, que ces démarches ne font que s’enfermer dans les niches tolérées, voire créés par le marché et les agro-industries sans aucunement modifier la dynamique contrainte de la recherche de la valorisation de la valeur. Voici ce qu’en disait Bookchin il y a plus de vingt ans : « En bref, ces entreprises « alternatives » deviennent aussi inorganiques, impersonnelles, informatisées et cyniques que les entreprises plus grosses dont elles grignotent le territoire. Elles se transforment en dépotoirs d’aliments biologiques pour la satisfaction des besoins thérapeutiques d’un public de plus en plus anonyme et inerte. »
Après, en creusant bien il se peut que l’on trouve des différences d’analyse quant à la nature même de la dynamique contrainte du capitalisme mais là n’est pas le propos. Non pas que ces différences soient à négliger car faute d’une analyse la plus exhaustive possible de la Mégamachine, nous ne serons pas à même de développer des stratégies les plus pertinentes pour l’affronter et la démonter. Et, étant donnée l’urgence vitale actuelle de sortir de l’impasse, tout faux pas, par ses conséquences négatives ne fera que nous rapprocher de l’abîme. L’histoire est remplie de défaites par une évaluation erronée des rapports de force et par manque d’un stratégie adéquate, nous acculant à des hécatombes sanglantes comme celles de la Commune de Paris ou de la Révolution espagnole. Mais depuis, la désactivation de possibles dynamiques émancipatrices est devenue monnaie courante comme notre mai 68, nuits debout, les indignés et les municipalistes en Espagne, etc… Ces désamorçages par des tours de passe-passe politique, ne sont pas le fruit du hasard mais celui d’un manque de consistante, de savoir-faire pratique et culturel, donc de préparation à moyen et long terme. Si nous voulons éviter l’un et l’autre de ces écueils nous aurons recours à un élément fondamental qui nous semble quelque peu omis dans ce livre : l’histoire. Notre histoire, celle du peuple que l’on ne peut comprendre que dans un contexte global et dans une démarche géographique qui elle aussi semble absente. Or « Qui commande le passé, commande l’avenir ; qui commande le présent, commande le passé. »… Actuellement l’on pourrait conjuguer au présent ce dont nous prévenait George Orwell dans son 1984 : « L’Histoire tout entière était un palimpseste gratté et réécrit aussi souvent que c’était nécessaire. En aucun cas, il n’aurait été possible de prouver l’existence d’un faux. »
Ce n’est pas un hasard si les zapatistes définissent leur lutte « comme une rébellion pour l’histoire et contre l’oubli ». En effet dans ce monde néolibéral du « présent perpétuel », « Le temps de la production, le temps-marchandise, est une accumulation infinie d’intervalles équivalents ».
Pour la rébellion contre l’oubli, il s’agit de remettre l’histoire en route en commençant par la désincruster de l’économie politique, celle qui vit activement en nous, sous la forme d’un vecteur continu et imparable vers le « Progrès ». Il s’agit de nous libérer de l’emprise sur nos corps et nos esprits de cette économie politique, d’autant plus omniprésente qu’elle ne dit pas son nom. Après plus de 300 années de son imposition violente de ses rapports sociaux et grâce à la colonisation croissante des commun, celle de nos esprits et à sa « novlangue », le Capitalisme aura réussi à nous persuader de leur « normalité ». Cependant l’histoire, à commencer par celle de nos ancêtres paysans dépossédés nous permet de remettre radicalement en cause toute vision linéaire du progrès et comprendre la rupture anthropologique qu’ont signifié les enclosures, accompagnées de la « chasse au sorcières », en Angleterre entre le XIVème et le XVIème siècles. Soit la destruction de nos communauté, la dépossession de nos communs et de notre moyen de production le plus vital, la terre et donc celui de notre accès direct à l’alimentation. Rupture anthropologique à laquelle se sont opposés les paysans de toutes leurs forces mais qui chaque fois ont été vaincus par des répressions étatiques sanglantes. Un État qui se pressa de légiférer ce vol à main armée de la part de la bourgeoisie ayant vaincu la féodalité et la noblesse en Angleterre dès le XVIème siècle avec l’appui de l’Église réformée. Un État qui depuis est chargé, entre autres, de gérer et maintenir le nouvel ordre social imposé par la force et d’occulter ses antagonismes de classes opposant prolétariat et patronat, tantôt par la carotte et le plus souvent par le bâton (de feu), celui qui tue. Un prolétariat formé de ces anciens paysans, obligés depuis (oh sarcasme!) à vendre leur force de travail pour survivre, tout en produisant ces aliments qu’ils doivent désormais acheter.
Plus tard ils et elles deviendront ouvriers d’usine, comme pièce et main d’œuvre de la Machinerie industrielle. Par ailleurs c’est encore l’État-nation qui va chercher à développer le marché de ses propres industries dont il dépend économiquement, dans les pays étrangers considérés comme vastes plaines extractivistes (esclaves y compris) mais aussi pour développer le commerce et l’écoulement de leurs marchandises (développement durable). Un développement qui se concrétise toujours par la guerre, qu’elle soit ouverte (colonialismes, coups d’États, guerres nationalistes, civiles, etc.) ou bien larvée (CEE, accords de libre marché, etc.). D’où l’illusion sans cesse reconduite d’une des catégories essentielles du capitalisme, l’État comme outil d’émancipation ou parfois comme partenaire possible. Cela commençant par la déviation des luttes des classes dès le XVIIème siècle par une frange du mouvement ouvrier, concrètement la Social-démocratie opérant depuis l’économie politique ourdie par le capitalisme et qui en vint peu à reconduire la lutte ouvrières dans le giron des partis et ensuite à renoncer à se défaire du capitalisme pour mieux l’aménager, le fordisme aidant. Depuis nous pouvons situer tous les partis politiques sur le vecteur de l’économie politique. Ainsi l’on pourra les désigner sous des appellations allant de la droite à la gauche du capital en allant jusqu’à ses extrêmes en y incluant les citoyennistes, comme forme de management de l’entreprise étatique, comme tentative de gestion collective de ses institutions proche du peuple.
Mais en plus d’une compréhension majeure du processus qui nous à conduit à l’impasse actuelle, non seulement de la part du caméléon capitalisme lui-même mais aussi de ses opposants situés et englués sur ce vecteur d’économie politique, à quoi peut bien nous servir l’histoire ? Eh bien, déjà en creux pour situer l’agir en dehors des logiques les plus criantes de l’économie politique et entrevoir des possibles autres. Ensuite, si nous admettons qu’un vrai métier quel qu’il soit se transmet de génération en génération et qui plus est, celui de paysan mais aussi l’apprentissage de la transmission de l’expérience révolutionnaire, il nous conviendrait de reprendre et repenser notre histoire pour apprendre. Apprendre du monde paysan d’avant cette rupture anthropologique de la déchirure des communs, tout comme des tentatives pour le restaurer ou du moins pour sortir du capitalisme et ses logiques dévorantes. Dans ces tentatives émancipatrices il s’agit tout autant de repérer les erreurs commises mais aussi des possibilités prometteuses qui ont frôlé leur réalisation dans le monde entier mais aussi de les actualiser et contextualiser.
Sinon, sans compter sur l’atout d’un savoir maximum partagé, comment arriver à ce que nous puissions créer un mouvement digne ce de nom comme le stipule l’Atelier paysan, désignant leur livre comme manifeste. « Ce manifeste se veut une contribution à l’émergence d’un large mouvement populaire pour l’autonomie paysanne et alimentaire.»
Serait-ce faute de ce savoir que l’Atelier paysan reste dans l’hésitation par rapport à certaines questions fondamentales touchant la stratégie ? Ainsi n’est pas vraiment abordée la question structurelle et la dynamique à insuffler à ce mouvement souhaité de tous leurs vœux, celle en capacité de porter la conflictualité mais aussi alternatives que les mouvements favorables à l’autonomie paysanne et à la socialisation de l’alimentation doivent réaffirmer pour faire œuvre de transformation sociale ? L’Atelier paysan avance des propositions qui ne sont pas différentes aux nôtres lorsqu’ils affirment que « C’est tout un système de coopération qui est à reconstruire, rien ne changera en agriculture sans le rétablissement des capacités locales de production d’outils, de réparation et d’entraide. » Et comme nous le dit Bookchin : « Tôt ou tard, tout mouvement en faveur d’un changement social radical doit se confronter à la manière dont les gens produisent les biens matériels indispensables à leur vie – leur nourriture, leur logement et leurs habits – et à la façon dont ces moyens de subsistance sont distribués. Afficher une réticence polie au sujet de la sphère matérielle de l’existence humaine, négliger avec dédain cette sphère comme « matérialiste », c’est se montrer largement insensible aux conditions premières de la vie elle-même. »
Et plus loin : « notre projet de société,… est un projet de relocalisation de l’économie (« une économie morale », cité para ailleurs et comme la désigne Bookchin), un projet de communalisation… »
Tout comme nous, communalistes, l’Atelier paysan se dit aussi partant pour une stratégie d’alliance entre les luttes défensives contre les délires capitalistes elles-mêmes et les alternatives pour l’autonomie, mais reste à déterminer comment coordonner les nombreuse initiatives sociales et surtout celle des questions de l’alimentation, par des structures un tant soit peu pérennes en dehors du vecteur de l’économie politique et des syndicats subventionnés. Raison pour laquelle sans doute, la Confédération paysanne, citée à plusieurs reprises dans les développement des quatre premiers chapitres – parfois comme acteur d’une radicalisation des revendications paysannes, parfois comme acteur de leur normalisation –, ne soit pas évoquée dans la dernière partie du livre. Il y aurait aussi à redire sur les « solutions » envisagées comme la Sécurité Sociale Alimentaire car si elle ne sort pas de l’optique envisagée par Bernard Friot, elle restera engoncée sur le vecteur de l’économie politique, prisonnière des rouages étatiques et donc vouée au désamorçage de l’autonomie politique et de toutes les autonomies envisageables. Il en va de même en ce qui concerne l’installation bien nécessaire d’un million d’agriculteurs dans les dix prochaines années. Ainsi la tendance gestionnaire reste à l’affût mais aussi celle à rester un peu trop centrée sur l’échelle nationale. Ce sont ces dernières hésitations, comme des tentations happées par l’obscurité de la routine du penser et de l’agir sur le vecteur capitaliste et qui projettent une ombre sur cet ouvrage par ailleurs lumineux.
Que peuvent nous apporter l’écologie sociale et le communalisme ?
L‘écologie sociale
Articulons toutes ces luttes, mais aussi les alternatives dans l’espoir de créer un mouvement horizontalement structuré à partir du local. Un local non pas confiné mais au contraire ouvert et qui, partant des moyens et des nécessités personnelles s’ouvre aux autres dans la communication, l’entraide et l’empathie de façon à retrouver le désir de vivre ensemble. Ce désir fondateur, cette joie de lutter, de décider, de produire au coude à coude, en réduisant les inégalités et en extirpant le poison de la domination, c’est ce dont nous avons essentiellement besoin. Besoin aussi d’imaginer collectivement notre milieu social en rapport avec nos nécessités essentielles et en fonction de notre milieu naturel. Car l’important c’est bien cette création collective partant des initiatives de chacune et de chacun, celle de notre propre culture et de nos traditions, toujours à enrichir par celles des autres, à travers des arts de toutes sortes et de la fête. Enfin toutes ces activités qui font de nous des êtres humains et qui nous ont été volées et réduites à des formes caricaturales et misérables à un seul binôme : travail/consommation, et chacun dans son coin. Dans le sillon de l’Atelier paysan, en syntonie avec leur vision de la technologie, il y en aurait encore à redire au sujet de ce qui nous a été volé quant à notre rapport à l’autre, à la matière et au vivant, mais aussi quant à la nature de nos activités phagocitées par le travail. Il en va ainsi des métiers de forgerons, de tisserands, de cordonniers, ébénistes, tonneliers, boulangers. potiers, etc. conjugués également au féminin. Avec la naissance du capitalisme et la prolétarisation progressive des paysans et artisans dans les usines et les champs en passant par les criminels champs de bataille et le parcage concentrationnaire dans les villes, le travail a tué nos activités créatrices, celles qui assuraient notre matérialité de tous les jours et donnaient un sens à nos vies dans le rapport à toutes les labeurs de la communauté villageoise. Personne n’était de trop, des enfants jusqu’aux vieillards. « A chacune et chacun selon ses besoins et chacune et chacun selon ses capacités ». Actuellement, outre la spécialisation exacerbée et une division du travail qui l’est tout autant, le progrès technologique aidant, nous en sommes arrivés à ce que près de la moitié de la population active ne serve à rien pour la collectivité humaine. Elle sert uniquement à renforcer et maintenir l’ordre établi des filières économiques et alimenter la bureaucratie normative. Ainsi la plupart n’ayant pas de vrais métiers, font des jobs à la con (Graeber). Ce qui est la conséquence logique de la sectorisation, la segmentation, la séparation et la spécialisation qu’imposent les lois du marché international par le biais de la compétitivité pour la recherche minimum des coût de production et celle de la valorisation de la valeur optimum. Et ce, dans l’agriculture en particulier (agriculture- élevage par ex. ) mais également dans tous les autres secteurs de l’économie. Les travailleurs, eux-mêmes réduits à des marchandises, emboîtent ainsi le pas à ces dynamiques développant d’autres filières pourvoyant à leur manque de temps, d’affection et de créativité. Ainsi ces employés, qui délèguent le toilettage de leur chien, la livraison de leur repas ou la garde de leurs enfants, le tout s’accélérant avec le capitalisme de plateforme des Uber et autres Deliveroo. Quant au social, s’il est vrai que les travailleurs dans les usines avaient retrouvé une part de leur communauté perdue, développant une forte solidarité dans leurs luttes communes contre le patronat, avec l’automatisation et la robotisation, cette dernière s’est réduite à une peau de chagrin. Et plus encore, après la pandémie qui a scotché bien des travailleurs devant leur écran. Ainsi, le travail est devenu de plus en plus spécialisé et les liens sociaux se sont érodés. Nous ne vivons plus ensemble mais en solitudes juxtaposées avec un délitement de plus en plus prononcé du lien social et du sens de ce que l’on fait ou ne fait plus. Deux éléments pour perdre la foi en la vie d’où l’augmentation des suicides en masse et le secteur agricole n’est plus le seul à en détenir la prérogative.
Une perte de sens que nous pouvons retourner contre le capital pour générer un mouvement social et politique destructeur de la Mégamachine, mais aussi créateur, conséquent, porteur de sens et d’espoir, non seulement dans sa perspective utopique mais aussi par nos activités concrètes nous y menant. Car il s’agit bien de renforcer l’embryon de société que l’on bâtit mais aussi la capacité et la joie de créer chez tout un chacun et une. Comme le dit bien l’Atelier paysan : « Il n’y aura pas de nouvelle paysannerie au XXIème siècle sans un retour à l’artisanat. » Pas plus qu’il n’y aura l’amorce d’un mouvement communaliste et donc de de projet de société nouvelle sans que l’on tende à ce que « personne ne soit privé de de la possibilité de choisir ce qu’il mange en connaissance de cause. » Dit par Adorno: « la seule tendresse réside dans la plus brutale des exigences : que nul n’ait plus jamais faim ». Mais pas de mouvement conséquent non plus s’il n’est pas habité par un souffle fort d’une auto-éducation, de la promotion d’une culture du dialogue en capacité de dissoudre nos « égos ». Égos dévastateurs habitant nombre de personnes dans les groupes sociaux et enfantés par les valeurs social-darwiniennes de compétition, sexistes, racistes et antisémites dans toutes ses variations que nous avons chacune et chacun intériorisées. Devenues inconscientes ces valeurs agissent à notre insu comme de véritables taupes ennemies ainsi que l’a montré la psychanalyse sociale comme celle d’Erich Fromm entre autres. L’autre élément indispensable à cette convergence, le liant en quelque sorte sera, outre la complicité du faire-ensemble, l’horizon commun capable de lui donner un sens : celui de sortir du capitalisme mortifère, mais avec les acquis du passé pour s’en inspirer et, à la fois en éviter les pièges. C’est là l’essence de l’écologie sociale, à la fois analyse et horizon d’émancipation sans oublier l’intégration sociale, partant du local dans son milieu naturel. Sa proposition communaliste représentant l’outil politique pour y parvenir.
Le communalisme, comme stratégie et proposition politique
L’idée fondamentale de Bookchin, c’est la fin de la professionnalisation d’un pouvoir politique décrédibilisé, au service du Capital et déconnecté des citoyens. D’où son rejet des partis, qu’il considérait comme de simples machines à conquérir le pouvoir. Aussi la démocratie ne peut être représentative : le pouvoir ne se délègue pas, sauf dans un périmètre très précis, sous condition de révocabilité, avec un mandat impératif. Il s’agit là d’un « mouvement moléculaire fortement enraciné dans chaque communauté et dans chaque quartier ». Au-delà de la commune, cette dernière interagît avec les autres communes par une fédération puis une confédération de communes, auprès desquelles sont élus des délégués et déléguées révocables à tout moment, toujours sur la base d’un mandat impératif. Pas de « carte blanche » qui leur permettrait d’agir à leur guise. Ces délégués et déléguées ne restent que pour une durée limitée et sont dans l’obligation de rendre des comptes. C’est ainsi que l’on évite la spécialisation professionnelle et le contournement de la volonté populaire. Nous reconnaissons bien là toute la démarche zapatiste et ci-dessous, la même finalité d’une vie-bonne qui déterminera notre rapport harmonieux avec le reste du milieu naturel.
“La vie-bonne, soutenue matériellement par des « biens » qui sont des messagers du « bien », est une fin en soi : le fondement d’une nouvelle personnalité et d’une nouvelle façon de vivre ; un apprentissage continuel de l’association, de la vertu et de la décence ; une force de résistance à la corruption sociale, morale et psychologique exercée par le marché et son égoïsme débridé”… “… elle peut seulement émerger de la pratique et de l’expérience, plutôt que de préceptes et d’exemples du passé. Mais ses architectes peuvent trouver quelque inspiration auprès de nombreuses communautés prétendument primitives dans lesquelles la disposition des outils et des ressources se fondait sur le principe de l’usufruit et non sur la propriété privée.” nous dit Bookchin.
Cet imaginaire, que l’on retrouve bien dans les pratiques et les visées zapatistes, est indispensable pour nourrir les espoirs et donner du sens à nos propos émancipateurs. Pointer cet objectif va nous donner l’énergie, d’abord pour nous reconnaître et ensuite, nous organiser, tisser les liens dans la synergie entre nos combats et nos alternatives, dans la diversité mais aussi dans une recherche conjuguée d’une sortie du capitalisme. Mais comment y parvenir?
Pour une stratégie communaliste Ici et Maintenant
« Connais l’adversaire et surtout connais-toi toi-même et tu seras invincible. » Sun Tzu – L’art de la guerre
Le défi actuel est de taille à l’heure-même où la techno-science et le numérique nous confondent, nous aveuglent et nous contrôlent au point d’en arriver à accepter le fatalisme d’une destruction programmée par la dynamique-même de ce système. Le sursaut des consciences est vital pour enfin se décider à se préparer pour gagner cette guerre. Il nous faut bien saisir dès le départ qu’aucun mouvement à prétention révolutionnaire ne peut naître ni se développer, en tournant le dos à son passé. Un proverbe africain affirme, « Si tu ne sais où aller, regarde derrière toi. » Cette humilité nous donne la mesure de ce que l’on peut apprendre de la révolution en Espagne, du développement de ce mouvement libertaire et son élan hors pair car nourri d’une dialectique entre trois éléments indissociables : pratique, théorie et rêve. Toute une stratégie élaborée non par des intellectuels notoires mais par une intelligence collective développée émotionnellement dans le feu de l’action, dans les luttes collectives et les réalisations alternatives, dans une complicité étroite pour un objectif commun : le communisme libertaire.
Autre élément d’importance à reprendre de nos aînés espagnols, dans l’agir ici et maintenant d’un mouvement constitué, celui de ne pas attendre la déflagration d’une révolution pour la faire. Il s’agit bien de constituer de suite des institutions souples mais solides comme embryon du monde à venir. Soit une société parallèle avec des institutions propres en tension avec celles de l’État et qui déjà est à l’œuvre. C’est de ce fait historique que se nourrit la proposition politique essentielle du communalisme de Murray Bookchin qui va déterminer l’essence-même de la stratégie communaliste: « La tension entre les confédérations et l’État doit rester claire et sans compromis… le municipalisme libertaire se forme dans un combat contre l’État, il est renforcé, et même défini par cette opposition. » Et ce jusqu’à parvenir à un rapport de force qui nous soit favorable.
Dans nôtre contexte géopolitique actuel, la question politique et sociale est indissociable de celle de l’écologie. Elle s’affirme dans les marges, à travers les pratiques, en des territoires restreints, dans les communes et partout où des groupes humains cherchent à reprendre le contrôle de leurs vies (logement, agriculture paysanne, santé, production énergétique et de biens essentiels, vie artistique, etc.). Aucun projet alternatif n’aboutira réellement sans le développement d’un mouvement qui regroupe tant les luttes contre toute domination et pour la dignité, que les alternatives concrètes se cherchant consciemment hors du capitalisme. La nécessité étant dès lors, de multiplier des échanges entre ces espaces, de créer des liens de solidarité, de les ancrer dans et entre les communes, les régions et internationalement. Dotées de cette culture et pratique communaliste, les nombreuses expériences en cours autour de la pédagogie sociale, les enseignements alternatifs, l’éducation populaire, les habitats et lieux partagés, les productions autogérées, les fermes collectives, les luttes anti-patriarcales, les luttes féministes, les luttes contre le numérique, les solidarités actives avec les migrants et les ZAD, peuvent participer à enrichir cette dynamique politique, qui partant du local, doivent se fédérer sur un territoire et se confédérer au-delà.
Trois évènements récents nous apportent des éléments fondamentaux pour élaborer une stratégie concrète et pertinente. Le premier à considérer est sans doute la pandémie qui a permis à un grand nombre de personnes de subir de manière directement sensible, la dépendance vis à vis de la grande distribution soumise au marché mondial quant à notre alimentation et le système de soins. Cette démonstration flagrante de notre manque d’autonomie alimentaire a permis à nombre de personnes d’y voir plus clair. Plus près de nous et toujours sur le même thème, les Soulèvements de la terre, nous ont montré la voie, la détermination d’un mouvement pour dénoncer l’accaparement de l’eau de la part de l’agro-industrie, mobiliser des forces pour obtenir des victoires. Encore plus près de nous, la mobilisation des agriculteurs dans toute l’Europe dénonce l’accélération de la mondialisation du marché agricole via les accords de libre échange, en l’occurrence le « Mercosur », qui sacrifie les petits agriculteurs et nous hôte toute autonomie alimentaire. Nous en arrivons là à un point où s’achève le processus entamé avec les enclosures, soit la disparition de nos paysans, tant au Nord comme au Sud, convertissant la terre en un monde/usine énergivore et polluant. Cette prise de conscience croissante de nous retrouver à la merci de cette machinerie de plus en plus fragile quant aux ressources alimentaires nous trace la voie par laquelle nous retrouver ensemble, à la fois les personnes en lutte et celles en création d’alternatives.
Partant de ces mouvements sociaux, nous ne voulons plus déléguer notre pouvoir politique mais nous en saisir directement à l’intérieur de nos assemblées populaires et décisionnelles. Et comme le propose l’Atelier paysan à la afin de « Reprendre la terre aux machines »: « Ces luttes ainsi que nous actions de terrain doivent également nous permettre d’expérimenter puis d’imposer de nouvelles formes d’institutions au fur et à mesure que seront destituées les anciennes. » C’est là que se situe tout ce processus qui doit impliquer tous les collectifs des villes et des campagnes en lutte contre les dominations et contre le capitalisme afin de créer et ancrer nos propres auto-institutions communales en tension avec celle de l’État. Le monde de demain se construisant aujourd’hui. C’est en ces assemblées, dans la complicité de la réflexion et du faire ensemble dans la perspective d’un monde nouveau, l’empathie aidant, que nous seront en mesure de déterminer ensemble nos besoins réels en alimentation, en pensant au plus démunis et en étroite collaboration et participation avec les petits agriculteurs, dans le but de repeupler les campagnes vidées de leurs habitants. Il s’agit là d’une création commune du politique1 comme lien fort à l’intérieur de nos diversités et insérée dans le milieu naturel. Mais aussi d’une démarche consciente et volontaire vers une sortie définitive du capitalisme et pour une écologie sociale. Actuellement et compte tenu de ces mobilisations vitales qui concernent tout le monde, il convient d’aligner notre stratégie sur cette voie consistant à reconquérir une autonomie alimentaire, alliée indispensable d’une autonomie politique.
De quelles forces disposons-nous ? Non pas potentiellement mais effectivement ? Il nous faut bien admettre que le rapport de force est loin de nous être favorable par manque d’adhésion à nos propositions mais surtout par manque d’organisation. Et c’est bien là que le bât blesse, et c’est ce manque que notre stratégie se doit en premier lieu de combler. Alors si nous parvenons à enclencher cette dynamique, nous aurons fait le premier pas, sans doute le plus difficile. A nous toutes et tous de développer cette intelligence collective, dans le dialogue incessant et déterminé pour créer ce mouvement émancipateur fédérateur, porteur d’espoir, localement, régionalement puis au-delà. Voilà ce que l’écologie sociale, très brièvement peut apporter à cette volonté de l’Atelier paysan de retrouver une autonomie paysanne et alimentaire mais aussi l’autonomie politique, l’une et l’autre étant inséparables.
Nous avons créé il y peu l’Association l’Adventice et l’Atelier pour l’écologie sociale et le communalisme. Invitons-nous donc entre Ateliers….
Notes
Texte co-écrit par Dominique sympathisant du communalisme & Floréal de l’Atelier ESC.
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