de Baudouin de Bodinat (2018)
Il y a ce que l’on constate, ces pôles qui fondent et ces vents d’une violence inconnue, cette vie dont le nombre des espèces si rapidement s’amenuise, ces foules sans horizon et sans boussole, ces eaux qui montent, ces contaminations, ces embrasements inquiétants un peu partout. (…)
Et puis tout continue comme si de rien n’était : l’existence confortable administrée et sous vidéosurveillance, l’abreuvement continu au flux des divertissements dispensés par les fermes de serveurs et à celui des idioties récréatives du réseau, l’épanouissement béat de la mondialisation heureuse, son indifférence à tout ce qui n’est pas son propre miroir, la conviction qu’elle entraîne de sa perfection, de son progrès inévitable, de ses roues bien huilées.
C’est cette inertie, ce déni de réalité, ce défaut majeur d’attention, cette indignité morale aussi, qu’examine ce livre, comme si l’humanité suivait un cours écrit ailleurs, ayant manqué le signal des quelques bifurcations qu’il lui aurait été loisible d’emprunter.
L’un des éléments les plus marquants du psychisme contemporain est certainement la tendance au déni. Comme si l’espace de la survie individuelle laissait toujours moins de place à la vérité et qu’il fallait donc refouler toujours plus loin en son inconscient les fâcheuses émergences de celle-ci en notre quotidienneté. Il est vrai que le flux médiatique incessant, noyant le décisif et l’essentiel dans des torrents d’insignifiance, participe largement de cette « distraction ». Mais avec quelle facilité nous laissons nous ainsi entraîner ainsi loin de ce qui dérange, faisons le pas de coté qui permet de passer à autre chose, alors même que le caractère d’urgence du propos est loin de nous avoir échappé.
George Orwell faisait pourtant déjà remarquer en son temps que la liberté d’expression consistait essentiellement à dire aux gens ce qu’ils n’avaient pas envie d’entendre ; et beaucoup comprenaient très bien cela alors, même s’ils y rechignaient quelque peu. Et libéraient leur attention pour ce que l’on ne pouvait décemment pas ignorer.
Mais en notre « postmodernité », l’ignorance a gagné de nouveaux attraits ; ouvrant ainsi la porte au déni qui s’assimile ainsi à une ignorance volontaire. Laquelle rappelle étrangement la servitude volontaire dont parlait La Boétie en son temps.
Ce n’est pourtant pas que manqueraient des auteurs contemporains restant préoccupés de la vérité de notre temps : c’est que très peu trouvent quelque disponibilité pour s’y arrêter et les lire vraiment, toujours occupés à autre chose que d’être là.
Baudouin de Bodinat est de ces auteurs dérangeants que l’on préfère ignorer, auxquels l’on se dépêche de trouver quelque défaut rédhibitoire permettant de les écarter ; et l’inventivité va bon train en ce domaine. Avec un titre comme En attendant la fin du monde, il pousse même la limite à son extrême ce malappris, avec ses paroles offensantes qui ne laissent aucune place à l’esquive.
& aussi que la plupart certainement n’avaient pas réclamé, n’avaient pas voulu en personne ces déprédations, n’avaient pas exigé en leur nom cette mise au pillage, tout ce cyclopéen d’extraction et de razzias, de récoltes à blanc, cette dénudation brutale de la vie terrestre – ni rien en particulier de ce qui a fait le lit de ce désordre menaçant; néanmoins qu’ils voulurent bien ce qu’on leur procurait, et non seulement le strict utilitaire mais encore le très superflu par rotation de porte-containers, les commodités flatteuses à la négligence et au manque de goût, toute cette profusion sous blister ou en armoires de congélation; qu’ils furent preneurs volontiers de ces innovations de l’informationnel à porter sur soi qui leur sont maintenant des indispensables à épanouir leur individu; qu’ils aient peu renâclé à cet envahissement : « Je ne suis pas le donneur d’ordre », s’exonèrent-ils (« Je n’y suis pour rien si c’est devenu comme ça », « On n’avait rien demandé, mais c’est là autant s’en servir », etc.) Qui est assez en duplicité le « Je n’ai pas demandé à vivre » de l’adolescent maussade. On lui répondra : Mais si, tu ne serais pas là sinon; et aux autres : Mais si, on n’en serait pas là sinon.
Les décennies passant, « tout se déroulant comme il était prévu », à repousser les limites par dilapidation ; à rouler vers l’abîme annoncé – un abîme assez vaste pour tout le monde – les yeux grands ouverts sur la mondiovision; et la situation se faisant plus pressante, bientôt en continu les yeux fixés à ces petites lucarnes qu’on procura en portatif, (…) la magie de se communiquer par multiphone, de s’y regarder, de se montrer les uns les autres comme tout va bien …
Rappelons que sur ce site, nous osons prétendre à la présentation d’une éventuelle bifurcation.
[…] Lire aussi « En attendant la fin du monde« […]