José Iglesias Fernández est un économiste espagnol critique, étroitement lié aux mouvements sociaux de Barcelone et membre fondateur du Seminari d’Economia Crítica Taifa ( 1995-2018). Il est également membre de la Mesa Cívica de la Renta Básica, de l’association EcoConcern et du collectif Baladre. Il s’est surtout consacré à l’étude et à la diffusion du revenu de base, sujet sur lequel il a publié des dizaines d’articles. Cet article est ma réponse suite à une entrevue réalisé par une journaliste du site kaosenlared,net le 2 Mars 2023. https://kaosenlared.net/entrevista-a-jose-iglesias-fernandez-no-hay-utopia-se-hace-utopia-al-pensar/ Et ma réponse : https://kaosenlared.net/del-municipalismo-comunalista-de-jose-iglesias-fernandez-al-comunalismo/
Nous ne pouvons qu’être d’accord avec José Iglesias Fernández lorsqu’il nous avertit que « l’avenir s’annonce sombre si nous, antisystèmes, ne nous mobilisons pas ». De plus, ce penseur ne se contente pas d’un simple avertissement, il fait immédiatement quelques propositions pour nous aider à nous mobiliser. Cet appel à nous mobiliser visant la prise en main citoyenne des Mairies par les élections municipales, afin de venir à bout des Institutions de l’État. Le but ultime étant, ni plus ni moins que celui de sortir du capitalisme et d’instaurer le communalisme.
Pour ma part, je ne les trouve pas convaincantes et je voudrais ici expliquer pourquoi,
S’il est vrai que les institutions municipales ne sont pas l’État-Nation, elles en forment tout de même le squelette et lui donnent corps, agissant comme les extrémités de son système nerveux, elles lui permettant d’exécuter ses ordonnances, d’embrasser et de contrôler l’ensemble du territoire et de ses sujets placés sous sa coupole. Ces Institutions, l’État Nation, les a patiemment formées et perfectionnées au cours des siècles derniers, afin qu’elles ne puissent faillir à leur mission de courroie de transmission. Servir l’État Nation c’est servir le Capital dont dépendent entièrement sa structure et ses Institutions de tout genre. Le but étant celui de maintenir l’ordre social actuel (propriété privée, travail, etc..) tout en stimulant le Marché car ce dernier et l’État sont les deux pôles inséparables du Capitalisme.
Pour ces raisons, et parce que la commune est le véritable lieu de la lutte contre toutes les dominations, il est illusoire de tenter nous saisir des rênes des Institutions de l’État Nation et les détourner de leur fonction plus que définie. Comme l’histoire nous l’enseigne à mille reprises, ce sont, au contraire, ces Institutions qui nous détourneront toujours de notre voie émancipatrice1. Et plus encore lorsque « Le moment est de confirmation du processus de transmutation vers un capitalisme dystopique », cette proposition aux allures stratégiques avec ses trois étapes, me semble naïve et en contradiction avec la lucidité de sa vision globale. Demeurant nichées dans le ventre du Léviathan économique, elles finiront par nous dévorer, quels que soient les moyens économiques et juridiques qu’elles puissent nous offrir, et pour cette raison même. Parce que, par la force des choses il nous faudra nous plier aux exigences de l’accumulation imposée par le système, comme le dit très justement José Iglesias Fernández lui-même. La municipalité capitaliste, comme toute entreprise, peut fonctionner avec plus de partenaires et en autogestion, mais elle doit fonctionner, c’est-à-dire être rentable et compétitive, comme l’a montré le mouvement municipaliste à Barcelone, l’endroit où les mouvements sociaux ont été le plus désactivés.
Nous ne pouvons plus nous permettre d’entrer de nouveau en des eaux troubles. Il est trop tard pour échouer une fois de plus, avec ce que cela entraîne comme démoralisations, et du coup, reculer. Il est préférable d’aller plus lentement mais d’avancer vers l’utopie en cohérence en utilisant des moyens qui déjà sont porteurs d’un monde nouveau, d’une fin sans fin. Continuons à réfléchir à comment y parvenir…
Sur la nécessité de contextualiser
Là où les Institutions de l’État, faute de moyens, ne sont que l’ombre d’elles-mêmes, comme en Amérique du Sud, les habitants n’ont pas attendu, ils et elles se sont saisies de cette ombre. Et ces populations le font avec leur propre tradition indigène et révolutionnaire, entre luttes et réalisations coopératives, en recherchant l’autonomie dans les aspects les plus importants de la vie, comme à Acapatzingo, et les sept autres communautés d’Iztapalapa, Tláhuac et Iztacalco en plein cœur de Mexico. Lorsque ces quartiers seront remis en bon état par la population elle-même, reste à voir combien de temps il faudra à l’État et/ou à l’armée pour récupérer et écraser ces espaces d’autonomie qui, n’en doutons pas, résisteront.
Par contre ici, dans le capitalisme total, tout en ancrant sans hésiter nos activités politiques dans la municipalité, il nous convient de tourner résolument le dos aux Institutions étatiques, quelles qu’elles soient. Partant de cette prémisse que « les êtres humains sont des êtres ontologiquement sociaux », ne dédaignons pas la cohérence, c’est aussi un élément d’adhésion considérable pour que l’utopie qui naît dans la pensée devienne réalité.
Apprendre de notre histoire
Notre histoire révolutionnaire, dans cette péninsule ibérique, avec nos propres traditions, est maintenue dans l’oubli car, comme le disait justement Orwell, « Celui qui gouverne le passé, gouverne le futur ; celui qui gouverne le présent, gouverne le passé ». Pour l’anti-système, cependant, il représente un grand trésor accumulé d’expérience révolutionnaire, avec ses succès et ses erreurs. Avec le feu et le sang, ces révolutionnaires nous ont transmis leur précieuse expérience, ne la dédaignons pas. Nous devons apprendre comme lorsqu’un paysan ou un charpentier transmet son savoir à ses apprentis. Guy Debord disait de la révolution de 1936 qu’elle était la plus grande révolution du XXe siècle, se référant notamment aux nombreuses collectivités agraires, surtout en Aragon, où les paysans réussirent à se rapprocher du communisme libertaire, en prenant le contrôle des municipalités et en dépassant leurs limites.
Mais c’était le fruit de 60 ans de préparation intense dans toute la péninsule, de nombreuses années de lutte mais aussi de culture (athénées, écoles rationalistes, etc.) et d’organisation d’une société parallèle (Coop de toutes sortes, syndicats, etc.), en marge et en tension avec les institutions étatiques ; donc de l’organisation d’une société parallèle, en marge et en tension avec les Institutions étatiques. Cette stratégie a été promue par des anarchistes, eux-mêmes influencés par les traditions d’organisation communale locale (conseils ouverts). D’où une tendance de l’anarchisme ibérique à se réclamer du communalisme, et de la Commune de Paris, du projet fédéral d’une commune de communes.
Sur la nécessité d’actualiser
Le penseur militant Murray Bookchin, de tradition marxiste (1921-2006), s’est en partie inspiré de cet héritage révolutionnaire pour élaborer sa proposition communaliste. Un des premiers penseurs à se revendiquer de l’écologie politique, il a conceptualisé l’écologie sociale dès les années 1960. Interrogeant l’histoire et l’anthropologie, il souligne que les désastres écologiques trouvent leur origine dans les déséquilibres sociaux et que ceux-ci sont le fruit amer de la domination, à commencer par celle des hommes sur les femmes. Le capitalisme, né de la destruction des biens communs, est celui qui rassemble et dynamise toutes les dominations, les séparations et dominations et qui ne peut que croître ou mourir. Par conséquent, soit nous le vainquons, soit il continuera sa course folle de guerres et de destruction de la nature et des sociétés jusqu’à ce qu’il n’ait plus rien pour alimenter sa croissance. Et pour le vaincre, l’écologie sociale, cohérente avec elle-même, propose le municipalisme libertaire, cet outil politique qu’elle appellera plus tard communalisme afin d’éviter une vision trop étroite et localiste mais aussi pour revendiquer l’héritage de la Commune de Paris.
En réalité, il s’agit d’organiser des assemblées décisionnelles dans toutes les communes, comme des institutions embryonnaires de démocratie directe, fédérées et confédérées entre elles, en parallèle et en tension avec celles de l’État. Ces assemblées, capables de faire des propositions concrètes et réalisables (coopératives, centres sociaux, pédagogies sociales, jardins urbains, espaces libres, etc.) deviendront des agoras pour apprendre à devenir citoyens et citoyennes, à partager et exercer le pouvoir de décider. Placé, en dehors des Institutions de l’État, c’est un lieu commun pour se débarrasser de la contamination capitaliste de nos esprits, avec ses technologies, ses désinformations, son harcèlement d’infos et de fake news , sa mentalité comptable, sa compétitivité et ses egos. A tout ce qui mine nos cœurs, nos esprits et nos espoirs, nous opposerons un horizon et une pratique cohérente avec cet imaginaire capable de réenchanter le monde.
Nous devons aussi contextualiser et actualiser les propositions de Bookchin qui nous parlait depuis les USA cessa d’écrire en 2002. C’est ainsi que les kurdes du Rojava ont réussi en mettre à l’épreuve leur Confédéralisme démocratique. Nous concernant, n’oublions jamais que le capitalisme nous a dépossédés avec les enclosures et nous a transformés en pures marchandises et qu’ainsi il nous a déclaré la guerre. Pour le vaincre il nous faut le connaître, savoir comment il a subsumé la société, en grande partie grâce aux Institutions de l’État (Marx ésotérique, courant critique de la valeur).
Pour agir ici et maintenant
Partout où nous vivons et agissons, nous nous devons d’appréhender au mieux le fonctionnement des Institutions municipales, de leurs partis politiques toujours en quête de pouvoir, mais aussi des autres forces sociales qui œuvrent pour l’émancipation. Une fois que nous aurons étudié et sélectionné ceux qui sont susceptibles d’entrer dans cette dynamique de vouloir récupérer le pouvoir politique qui leur a été retiré, nous proposons un dialogue et ensemble, nous commencerons à élaborer les premières » feuilles de route » avec toutes ces personnes et organisations qui luttent contre les dominations, celles de classe, la domination de genre, contre le racisme, la destruction de la nature, mais aussi celles qui créent des alternatives dans tous les domaines. En effet, tous ces différents collectifs partagent le rejet de l’inégalité et de la domination, mais sur la défensive. Il leur suffit maintenant de se décider à passer à l’offensive et de prendre les rênes de leurs revendications et propositions sans les déléguer, de se décider à prendre place dans l’espace politique au sein des assemblées décisionnelles. Au lieu de représentants, nous désignerons des délégués avec mandats impératifs et révocables à tout moment. Alors émergera un mouvement communaliste, plein de culture, de connaissances et de capacités, riche de ses différences, mais avec la conviction intime que leur objectif est celui de sortir du Capitalisme.
C’est ainsi que nous pourrons commencer à prendre soin de la terre comme nous prenons soin les uns des autres et envisager un nouveau monde où nous n’aurons plus à subir le diktat de la croissance.
Tout ceci est un processus, un long voyage tendu, et nous devons préparer à substituer la société capitaliste avant qu’elle ne s’effondre à tous les niveaux, sinon il sera trop tard, à cause de la barbarie annoncée. Nous devons composer sans précipitation entre l’urgence et une position constructive sans compromis avec l’ennemi, en créant et en retirant progressivement des fonctions sociales au Public et au Privé, parfois par la loi, parfois par la force, selon les cas, jusqu’à atteindre un rapport de force en notre faveur. La difficulté essentielle reste celle de faire les premiers pas, ceux-là mêmes qui communiquent l’enthousiasme de créer avec autrui et propagent nos espoirs. C’est ainsi que nous pourrons ouvrir le chemin qui ne peut se réaliser qu’en marchant, comme l’affirment les zapatistes reprenant les paroles du poète Antonio Machado.
Floréal M. Romero
Voir :
- Une société à refaire de Bookchin Ed. écosociété et notre recension ici.
- « Agir ici et maintenant, penser l’écologie sociale de Murray Bookchin » par Floreal M. Romero
Note :
- Dans notre monde, la zone piétonne du Capitalisme, des centaines d’exemples viennent le confirmer. A Saillans, village emblématique de 1400 h dans le sud de la France, en 2014, une liste citoyenne remporte les élections et invite la population à participer à la démocratie directe. Après 6 ans, la droite gagne. En 1980, après 10 années de fortes luttes, en Allemagne les Verts se présentent politiquement comme la troisième voie. La grande puissance des mouvements sociaux qui les appuyaient n’ont pas réussi à faire dévier les institutions de l’État, bien au contraire. Pacifistes, ils finirent par bombarder Belgrade, et ce fut la fin de l’espoir.. Marinaleda (Sevilla), mouvement puissant du SOC, massif, enraciné dans le peuple, autogéré, est né en 1977 et a soulevé l’enthousiasme non seulement dans la péninsule mais dans le monde entier. Elle voulait aller au-delà de la Municipalité et embrasser toute l’Andalousie. Se saisissant des élections après avoir formé, en 1979, le CUT, ce parti remporte les élections et s’empare de Marinaleda et obtient la majorité dans bien des villes. Belles réalisations, il est vrai, mais finalement le ballon s’est dégonflé malgré des conditions objectives très favorables à une autogestion généralisé et une démocratie directe. Le mouvement a été reconduit dans le droit chemin, celui de l’État. ↩︎
Bonjour Floréal, voici quelques questions.
Il faudrait démonter un mécanisme ou deux de relations de domination de l’État sur la municipalité parce que généralement les gens croient que parce que les élu.e.s locaux sont plus près d’eux, ils peuvent en partie contourner la hiérarchie et la bureaucratie ou alors en mesure de façonner un autre modèle.
« Lorsque ces quartiers seront remis en bon état par la population elle-même, reste à voir combien de temps il faudra à l’État et/ou à l’armée pour récupérer et écraser ces espaces d’autonomie qui, n’en doutons pas, résisteront. » Est-ce que la démarche d’autonomie ne voudrait pas dire aussi rendre la récupération par l’État et/ou l’armée serait impossible?
Ce qu’il ne faut pas sous-estimer ce sont les conflits de classe, plus ou moins prononcés dans toutes les communautés, petites ou grandes. Mêmes dans les mouvements sociaux il est difficile de gérer les tensions politiques ou autres qui sont elles aussi permanentes.
Lorsque tu écris « En effet, tous ces différents collectifs partagent le rejet de l’inégalité et de la domination, mais sur la défensive. » Ça je ne suis pas certain que c’est une base suffisante pour se donner un objectif commun. Tu poursuis « Il leur suffit maintenant de se décider à passer à l’offensive et de prendre les rênes de leurs revendications et propositions sans les déléguer, de se décider à prendre place dans l’espace politique au sein des assemblées décisionnelles. » Théoriquement c’est tout à fait juste. Mais dans la pratique pour des gens impliqués dans les alternatives c’est ajouter au « fardeau » (charge émotive, responsabilités, etc.) en plus d’entre directement dans le champ politique.
Dans la note à la fin, tu parles de Saillant et de Marinaleda qui après expérimentation collective ont rebasculé dans le giron de l’État ou de la droite. Y a-t-il des tendances « objectives » que l’on peut observer dans ces exemples (par exemple un essoufflement de la « minorité active » qui a permis une mobilisation suffisante pour changer de trajectoire).
Solidairement
Marcel