Pour les éveillés, il y a un monde un et commun, tandis que parmi ceux qui dorment, chacun s’en détourne vers le sien propre.
Héraclite
Il y a plus de vingt cinq siècles qu’Héraclite d’Ephèse eut cette extraordinaire intuition d’une caractéristique fondamentale de la condition humaine.
Il ne semble pas déraisonnable d’envisager l’usage que nous pourrions en faire dans le moment historique présent ou « les endormis » en nombre toujours croissant menacent le devenir même de l’humanité. Car si du temps d’Héraclite, les dormeurs l’étaient si l’on peut dire par inadvertance, il en est tout autrement aujourd’hui où ils sont pour l’essentiel le produit d’un certain type d’organisation sociale, sur laquelle s’appuie une oligarchie de pillards dénués de tout scrupule et de toute conscience, pour mener à bien ses tristes opérations.
Le premier problème auquel nous sommes confrontés, c’est que « ceux qui dorment » n’ont nullement conscience de cet état et ne se reconnaissent donc pas dans cette formulation.
Le monde un et commun n’est pour eux qu’une abstraction sur laquelle ils n’ont aucune prise et qui même, a priori, leur fait peur. Car ceux qui dorment ont peur, peur de leur insuffisance et de leur immaturité, peur des autres et de leur jugement et c’est pourquoi ils préfèrent se réfugier dans le sommeil de l’esprit et de la conscience. Selon les circonstances, ce sommeil peut prendre différentes formes ; être tout aussi bien passivité et inertie qu’agitation ou déploiement frénétique d’occupations diverses.
Mais d’une manière générale, du centre même de leur absence, ceux qui dorment se veulent très occupés et n’ont donc ni temps ni attention à prêter à tout ce qui se trouve au-delà de leur immédiateté. de ce fait ils ne comprennent rien du monde qui les entoure qui ne leur apparaît qu’à travers « des événements » ; ceux qui dorment ne voient rien d’étrange ou d’humiliant à n’être que des spectateurs. Les causalités et les conséquences de ce qui advient leurs restent étrangères et avec la mauvaise soupe que leur servent quotidiennement les médias, ils pensent être informés.
Les formes actuelles de la domination qui se posent désormais comme mondialisation ne disent pas ce qui a été mondialisé et à l’encontre de quoi ; elles ne disent jamais au nom de quoi elles parlent.
Elles ne disent pas que le monde pseudo-unifié qu’elles ont construit est celui de la marchandise libéralisée, devenue de ce fait puissance autonome s’opposant à toute construction d’un monde des humains. Ainsi une marchandise fabriquée à Shanghai trouvera facilement sa place dans un bourg rural de l’occident « développé » mais des voisins de ce même bourg trouveront désormais fort difficile d’établir entre eux une quelconque relation ou dialogue.
De même, ceux qui dorment ne se sentiront que fort peu concernés par l’accueil indigne fait aux millions d’émigrés économiques chassés de leur pays par les méfaits de cette fameuse mondialisation ; ils ne feront pas non plus le lien avec le fait qu’il est désormais fort difficile de voyager librement dans le monde sans risquer d’avoir à subir le ressentiment de populations délaissées et trahies.
D’autres auront passé tranquillement pendant des années leurs vacances dans des dictatures sans rien y voir de dérangeant ni de choquant ; ou bien encore estimeront qu’Israël est une démocratie en lutte contre le terrorisme. Les farces électorales organisées par les oligarchies en place suffisent d’ailleurs aisément à les convaincre qu’ils vivent eux-mêmes en démocratie.
Les endormis ne comprendront pas non plus ce qu’il y a d’obscène et de dégradant à vouloir assurer sa propre sécurité au prix de l’insécurité des autres.
Au-delà d’un vague sentiment de culpabilité, ceux qui dorment se sentent généralement fort peu concernés par tout ce qui déborde leurs petits intérêts et leurs médiocres privilèges et n’envisagent nullement d’avoir à assumer une quelconque responsabilité.
Pourtant et selon toutes probabilités, l’histoire va se charger de leur réveil qui sera brutal.
Peut être se souviendront ils alors de la signification d’un monde un et commun.
En prolongement de ce bref article, on consultera avec profit :
Bonjour Steka,
Alors, autre bon commentaire et je voudrais poursuivre. Tu écris « Le premier problème auquel nous sommes confrontés, » mais je n’ai pas perçu le deuxième problème.
Si je l’ai manqué, j’en offre un troisième. Parmi les éveillés il y a ce qu’on nomme « le mouvement woke (éveillé) » dit de façon non péjorative. Ainsi, certains milieux militants éveillés s’attaque au phénomène de domination (race, genre, etc.) en « oubliant » la plupart du temps son cousin l’exploitation de la mondialisation économique et de ses effets. Les gouvernements autocrates et les multinationales en tout genre intègrent et réutilisent à leur profit cette dynamique militante tapageuse et dite radicale mais qui en bout de piste alimente un vision libérale et individualiste ce qui crée des scissions avec les courants préoccupés par les inégalités sociales et économiques.
Bonjour à toi,
Ahah, les problèmes ne sont certainement pas ce qui nous manquent ; celui-ci, les dormeurs, m’a de longue date semblé particulièrement inquiétant. Car après tout, il met en doute la réalité même de notre nature humaine, de notre appartenance à cet espèce particulière, jusqu’à son devenir. C’est pourquoi l’intuition d’Héraclite m’a toujours semblé d’une importance cruciale. Je crois bien d’ailleurs que c’est elle qui m’a amené au communalisme.
Et s’il y a un « second problème », c’est certainement l’existence même du capitalisme entraînant cette pauvre humanité vers son extinction. Mais je crois que nous en parlons longuement par ailleurs sur ce site et nous ne lâcherons certainement pas la bête.
Dans le moment présent, le problème que tu évoques pour ta part n’est certainement à négliger. La domination capitaliste a toujours été très habile à orienter l’attention sur autre chose qu’elle-même, à tenter de faire oublier la discrimination centrale dont elle est la cause, à savoir la pauvreté des existences à laquelle elle contraint le plus grand nombre. Sur ce thème, j’ai découvert récemment un livre de Daniel Bernabé, « Le piège identitaire » sous-titré L’effacement de la question sociale (Éditions L’échappée) mais pas encore lu. Sinon, « Les leurres postmodernes contre la réalité sociale des femmes » de Vanina (Éditions Acratie) présente également un point de vue intéressant bien que partiel sur cette question.
Mais au final, je crois bien que cela rejoint aussi le premier problème évoqué qui se concrétise aussi par cette étrange fascination qu’ont beaucoup pour leur nombril, pour leur petit problème particulier qui les amène à oublier tout le reste.
Distinguer le Un et Commun en son indissociabilité apparaît donc toujours extrêmement difficile pour beaucoup (trop).
Ah oui, sur le même thème, je ne sais pas si tu connais le petit livre de l’universitaire étasunien Walter Benn Michaels « The Trouble with Diversity – How We learned to Love Identity and Ignore Inequality. » Traduit en français sous le titre « La diversité contre l’égalité » Éditions Raison d’Agir
Il suffit de comparer les obligations liées à la diversité (tout le monde doit être gentil avec tout le monde) avec ce qu’implique l’égalité (certains doivent renoncer à leur richesse) pour comprendre à quel point l’engagement pour la diversité a transformé le projet politique de la gauche américaine en un programme visant à ce que les riches de couleur de peau ou d’orientation sexuelle « différentes » se sentent plus « à l’aise » sans toucher à la chose qui, entre toutes, les rend plus « à l’aise » : leur argent. (…)
Mais les pauvres, eux, n’ont aucune envie de contribuer à la « diversité économique » : ce qu’ils veulent, c’est tout simplement cesser d’être pauvres.
Bonjour Steka,
Merci pour ce bel article ! Je trouve la formulation d’Héraclite très vraie, et tu l’utilises de manière pertinente pour évoquer notre monde.
Cette idée de dormeur me rappelle le livre de Günther Anders : « Nous, fils d’Eichmann » dans lequel il développe l’idée de « décalage » dans lequel vit la population allemande pendant la guerre ou bien les fabricants de la bombe aux Etats-Unis avec le projet Manhattan. Dans les deux cas, ils sont incapables de se rendre compte de ce à quoi ils participent. Incapable d’ouvrir les yeux ? Pas complément ! Anders, montre bien que certains comme Eichmann ont pu les ouvrir mais qu’ils ont finalement fait le souhait ne jamais les re-ouvrir à nouveau et ils ont continué frénétiquement leur action.
Dans ce monde, il y a ceux qui ne voient rien, qui sont noyés, désensibilisés et biberonnés par nos médias à la catastrophe et l’horreur édulcorées qu’on leur sert tous les soirs entre le plat et le dessert au JT du 20h. Mais il y aussi, j’en suis persuadé, et tu le sous-entends bien, ces ignorants que j’appelle les « ignorants volontaires » qui savent mais qui font justement le choix de ne jamais ouvrir les yeux. Pour moi ces ignorants volontaires occupent bien souvent des places clés dans le système comme Eichmann en chef de gare du système concentrationnaire ou ces dirigeants d’entreprises de produits chimiques de nos jours qui empoisonnent tout par exemple. Eux ils savent et ils décident de continuer de fermer les yeux et de se draper dans une forme d’ignorance volontaire.
Alors, est-ce que tout est perdu ? En effet, à la fin de ton article, tu sembles attendre que notre histoire « se charge de les réveiller » : du dirigeant au grouillot, mais est-ce qu’il ne pourrait pas être possible de re-sensibiliser au moins les grouillots de manière préventive, peut-être pas tous au regard du nombre trop grand à mobiliser, mais au moins le plus grand nombre ?
Bonjour Sirius,
En nous posant dans la démarche que tente notre Atelier, il est certain que nous ne pensons pas que « tout est perdu ». Nous ne pensons pas non plus que l’histoire serait une force aveugle qui nous serait extérieure et dont il suffirait d’attendre qu’elle veuille bien se manifester. Il nous semble au contraire que tout un chacun peut-être partie prenante de l’histoire. Mais encore faut-il essayer d’y prendre place et ne pas se contenter d’être un « dormeur », attendant que miraculeusement les choses s’arrangent d’elles-mêmes. Car si, partout dans le monde, certains ne se décident pas, n’envisagent pas à nouveau la possibilité d’un « faire l’histoire », alors rien ne changera, sinon pour aller vers le pire. Et évidement, ce n’est pas de dirigeants ou de meneurs que nous pouvons attendre quoique ce soit mais ce n’est qu’à la base que les choses pourront se faire. C’est ce à quoi se propose de participer l’Écologie sociale avec en ligne de mire l’instauration du Communalisme, son Institution.
Bien cordialement,
Steka
Merci Steka, pour ton retour optimiste que je partage ! Toute cette histoire de dormeur me fait me rappeler le mythe des mangeurs de lotus que j’avais lu dans une « Société à refaire ».
En tout cas, si vous cherchez des contributeurs à l’avenir je vous aiderai avec plaisir !
A une prochaine !
Bien à vous,
Sirius
Désolé, je ne peux pas modifier mon précédent message et je ne vois nul part sur votre site la page « contact », dont vous parlez dans une page, mais je voudrais juste vous dire que j’aimerai vous proposer un article sur le livre de « Nous, fils d’Eichmann » si cela vous intéresse. Je n’ai rien vu sur le sujet. J’aimerai par cette participation apporter ma petite pierre à l’édifice 🙂 Encore merci pour tout ce que vous pouvez faire !
Salut Sirius, merci de nous en avoir informé, le formulaire avait effectivement sauté dans la bataille, Je viens de le rétablir (en bas de la « page pricipale » et en bas de la page « Atetier : Recherche et perspectives ». Ainsi tu pourras nous envoyer ta proposition, amitiés et à bientôt, TerKo