Extraits choisis de l’Encyclopédie des Nuisances

Entre 1984 et 1992, l’Encyclopédie des Nuisances publia quinze numéros de sa revue sous le titre de Dictionnaire de la déraison dans les arts, les sciences & les métiers

La lucidité sur l’état des choses en notre si déplorable société a cet avantage de pouvoir garder sa pertinence dans la durée; contrairement aux piteuses déblatérations de ceux qui sont censés en mener la destinée qui, dans le même temps, auront déclaré tout et son contraire, pour faire finalement l’inverse. Il n’aura donc pas été difficile d’extraire de cette source quelques passages dont chacun pourra librement mesurer le degré d’actualité.

Le saut qualitatif du refus, partout nécessaire, que constituerait le choix de poser hardiment les problèmes de la vie réelle en affirmant sans ambages qu’ils sont insolubles dans le cadre social existant, ce choix parait hors de portée des conflits du moment, non parce que la possibilité en aurait été ignorée – la question sociale affleure dans toutes les conversations autour des nuisances, et la question des nuisances surgit dans toutes les conversations – mais plus simplement, parce qu’il n’a jamais été fait. Il n’y a pas de précédent et c’est ce qui manque. Mais plus rien ne manque pour que se crée un précédent.

Pour commencer, nous pensons qu’un courant de critique sociale doit être capable de parler dans ses propres termes de tous les problèmes de la société : son existence et son efficacité sont soumises à cette exigence de pouvoir se considérer et se discuter lui-même. Les idées n’ont pas d’existence réelle en dehors de leur application et du débat sur cette application. La première tâche est donc de créer les conditions d’un tel débat en tendant à la plus grande objectivité, en réduisant toujours plus la part de l’arbitraire, des marottes sectaires et des prétentions à l’infaillibilité théorique.

L’émancipation n’est pas la réduction au plus petit commun dénominateur de la misère sociale, mais d’abord une tentative d’égaler et de surpasser le passé dans ces délicats domaines où se sont avancés la raison et la sensibilité humaine au cours de l’histoire.

La disqualification de la sensation est sans conteste la cause historique la plus profonde et la plus durablement agissante de la décadence du langage. (…) La technique a créé des relais pour nos sens, dont la multiplication et l’aliénation ont éloigné tout ce qui était directement perçu dans des représentations qui ressemblent aux réalités correspondantes comme un numéro de téléphone à un abonné.

La futile idéologie des « droits de l’homme » n’est pas autre chose qu’une épitaphe sur la tombe de tout ce que tous les États ont enterré. L’abolition de la séparation ville-campagne a été atteinte par l’effondrement simultané de l’une et de l’autre. La séparation travail-loisir s’est défaite quand le travail est devenu si massivement improductif et inepte (dans le dérisoire « secteur tertiaire ») et quand le loisir est devenu une activité économique si ennuyeuse et si fatigante. Les inégalités devant la culture ont été abolies presque partout et pour presque tout le monde avec le nouvel analphabétisme – le vieux projet de la suppression de l’ignorance s’est transformé en suppression de l’ignorance dépourvue de diplômes. L’argent est en passe d’être aboli d’une manière spéciale par la monétique, à travers laquelle, confiants et bien éduqués, les citoyens-enfants devront laisser la gestion de leur petite tirelire à des machines plus compétentes qu’eux, et qui savent indubitablement mieux qu’eux et ce qui leur convient et de quoi ils devront s’abstenir.

On peut tout faire avec la technologie de pointe, sauf s’asseoir dessus. L’usurpation qui gouverne au nom du progrès doit sans cesse en fabriquer de nouvelles preuves. Exposée à toutes les comparaisons que suggèrent les regrets, les frustrations ou les espérances, elle est obligée de se justifier toujours par d’autres accomplissements; l’inaction la plus raisonnable, la mieux motivée lui devient un danger. (…) La société moderne, faute d’être aimée, se contente d’être redoutée, mais la crainte qu’elle suscite peut à tout moment se retourner contre elle, parce qu’elle n’est plus en mesure d’offrir la sécurité en contrepartie de la passivité.

La disparition de cette conscience minimum de l’écoulement du temps, interdisant le moindre jugement sur sa propre vie, interdit par là-même tout jugement plus vaste sur la marche de ce monde, jugement sans lequel aucune société ne peut prétendre maîtriser son destin.

En même temps qu’elles dissolvent villes, campagnes, franges urbaines, les infrastructures des systèmes modernes de communication réintègrent individus isolés et résidu de ville ancienne dans le vaste territoire homogénéisé et planifié de l’économie totalitaire. La distance géographique entre chaque pôle fonctionnel comme la concentration en un même lieu d’individus isolés ensemble réalise dans l’espace de la séparation les potentialités d’asservissement des réseaux de communication modernes.

Dans la représentation abstraite de l’injustice, toute responsabilité concrète disparaît sous le mensonge, élevé au rang de système.

Le pauvre aujourd’hui est d’abord suspect avant d’être considéré comme un paresseux.

Pour trouver grâce auprès de l’économie, il faut entrer dans le système de la tromperie réciproque, et faire de toute son existence une publicité pour sa valeur marchande.

En même temps que la domination moderne s’efforce de tout abaisser pour se perpétuer, elle s’enfonce elle-même dans l’inconscience historique qui est à sa base. D’une part, chez ses sujets, le sentiment d’une totale dépossession face à un système omnipotent et incontrôlable, et la peur qui l’accompagne, entretiennent la soumission, lorsque s’est perdu le respect des hommes et des classes qui dirigent ce système. D’autre part, tous ceux qui s’emploient à maintenir la population dans la réalité de sa servitude et l’apparence de sa citoyenneté, et qui se croient encore maîtres de ce monde, se trouvent à leur tour assujettis aux effets de ces nouvelles formes de domination : les forces de la fausse conscience anti-dialectique qu’ils ont déchaînées les abaissent au rang même de ces machines auxquelles ils confient maintenant leur sort.

Il faut cependant constater qu’en cessant d’être acteur dans l’histoire on ne se met pas pour autant à l’abri de ses coups : on les reçoit seulement dans un combat que l’on n’a pas choisi.

La perte de toute appartenance à une communauté quelconque se compense par l’hystérie nationaliste, la xénophobie, le racisme. Travail, Famille, Patrie : pauvres réalités abâtardies, produits de l’accouplement de la marchandise moderne avec des aliénations plus anciennes qui perdent désormais toute apparence de naturel; mais leur irréversible corruption suscite un conformisme d’autant plus effréné et haineux que son besoin de sécurité est moins satisfait.

Anticipant sur la disparition prochaine du genre de voyage qui lui semblait digne d’être entrepris, Herman Melville notait, avec cette qualité d’humour qui lui est propre, que seuls les lieux qui ne sont pas inscrits sur les cartes sont réels; et cela sonne à présent comme une prophétie, du moins auprès des gens qui refusent de trouver leur chemin dans un monde fléché et quadrillé de part en part.

L’extrême dégradation de la nourriture est une évidence qui, à l’instar de quelques autres, est en général supportée avec résignation : comme une fatalité, rançon de ce progrès que l’on n’arrête pas, ainsi que le savent ceux qu’il écrase chaque jour. Tout le monde se tait là-dessus. En haut parce que l’on ne veut pas en parler, en bas parce que l’on ne peut pas. Dans l’immense majorité de la population, qui supporte cette dégradation, même si l’on a de forts soupçons, on ne peut voir en face une réalité si déplaisante.

Toute société est d’abord, en tant qu’organisation de la survie collective, une forme d’appropriation de la nature. A travers la crise actuelle de l’usage de la nature, à nouveau se pose, et cette fois universellement, la question sociale. Faute d’avoir été résolue avant que les moyens matériels, scientifiques et techniques, ne permettent d’altérer fondamentalement les conditions de la vie, elle réapparaît avec la nécessité vitale de mettre en cause les hiérarchies irresponsables qui monopolisent ces moyens matériels.

Certes pour posséder la conscience d’un changement possible de la vie, il faut en refuser radicalement l’organisation existante. Mais pour pratiquer ce refus il faut tout aussi bien pouvoir déjà s’appuyer sur la conscience d’une autre vie possible.

Un commentaire

  1. Comme pour toute chose dans le monde du capitalisme, on remarquera que si l’usage pratique de la pensée critique, qui fut alors exprimée dans les différents numéros de la revue de l’ENCYCLOPÉDIE DES NUISANCES, est demeuré assez restreint, cela n’a pas empêché les logiques spéculatives caractérisant ce monde là de prendre place. Et c’est ainsi que les exemplaires d’origine de cette revue, devenus rares, semblent maintenant réservés à cette catégorie de bibliophiles qui n’attache de valeur qu’au « prix » d’un ouvrage tout en en privant d’accès ceux qui pour leur part souhaiteraient en faire usage.

    Pour contourner ces pauvres spéculations, nous signalons que l’ensemble de la revue est disponible en ligne ici : https://archivesautonomies.org/spip.php?article1792

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