Floréal Romero & Vincent Gerber – ecorev’ N°49 Pages 110 à 125.
Face à une société capitaliste qui court à sa perte en sapant le monde du vivant, l’éclosion d’une pensée économique et politique autre s’avère plus que jamais nécessaire. À travers le communalisme, l’écologiste et anarchiste Murray Bookchin augure d’une société organisée en démocratie directe par des assemblées populaires communales. Mais derrière le localisme affiché, c’est bien une réactualisation du modèle politique confédéral à grande échelle dont il est question.
Inspirée de l’écologiste américain Murray Bookchin (1921-2006), l’écologie sociale dessine un horizon : l’image d’un monde qui pourrait se réaliser, très concrètement, afin que les sociétés humaines s’émancipent et réintègrent dans leur diversité les écosystèmes en une relation symbiotique et en constante évolution. Pour cela, l’écologie sociale propose des moyens politiques destinés à nous sortir de l’impasse actuelle par le développement d’une démocratie directe municipale et confédérale. Un projet politique qui se veut une alternative au couple dominant État-nation /démocratie représentative qui trouve ses limites face au nouvel état mondial globalisé.
Il y a tout d’abord un constat. Mis à part les négationnistes, il est généralement admis que nous sommes en face d’une crise planétaire affectant les domaines du social, de l’énergie, de l’alimentation et de l’environnement. Cette constatation n’empêche cependant pas la spéculation sur les moyens de continuer dans ces mêmes ornières productivistes qui nous ont menés dans cette impasse, celle du « croître ou mourir » du capitalisme – même peint en vert pour la circonstance. C’est bien dans ce rapport de production sous-tendu par la recherche permanente et obligée de la valorisation de la valeur que se situe le cœur du problème. Soit la recherche d’un coût de production minimal pour l’emporter sur le marché mondialisé qui engendre l’exploitation exacerbée des « ressources » naturelles autant qu’humaines. Une course au profit qui pousse à la consommation sans fin, au gaspillage et à la non-prise en compte des besoins humains réels.
Le cœur de l’écologie sociale consiste à montrer que les problèmes engendrés par le capitalisme se posent autant en termes écologiques que sociaux. Les problèmes écologiques plongent leurs racines dans les injustices sociales et les rapports de domination et d’exploitation économique. Comme le signale Bookchin : « Parler seulement des prédations commises par l’humanité sur la nature, c’est minimiser les méfaits commis par l’homme envers l’homme décrits dans les romans de Dickens et de Zola. Le capitalisme a divisé l’espèce humaine aussi brutalement et profondément qu’il a séparé la société et la nature »1. En définitive, « étant donné sa loi d’accumulation, son impératif de “la croissance ou la mort”, qui découle de la concurrence sur le marché lui-même, [le capitalisme] détruira certainement la vie sociale. Il ne peut pas y avoir de compromis avec cet ordre social »2.
Un des apports de la pensée de Murray Bookchin aura été de faire de l’écologie un problème non pas de science naturelle, mais bien de politique. La détérioration de nos écosystèmes et le dérèglement climatique sont les conséquences inéluctables d’un mode de vie imposé et servant à dessein les impératifs de croissance et de profit des grands groupes économiques auxquels les pouvoirs publics sont obligatoirement soumis. Et pour retourner la situation, les gestes écologiques au quotidien, le Green New Deal et le développement technologique vert ne font pas le poids et n’auront que la vertu de retarder l’échéance, et encore… Le problème de l’environnement, analyse Bookchin, tient avant tout dans la question de la domination, politique et sociale, instituée. Problème politique, il doit se régler en priorité à ce niveau-là : rien ne changera tant que les citoyennes et citoyens n’auront pas acquis un réel pouvoir de décision sur ce qui les concerne et mis fin à la soumission du politique envers le monde de l’économie privée. Les intérêts écologistes et humains ne pèsent en effet pas lourds face au pouvoir de la richesse.
Bookchin s’arrête dès lors sur l’illusion démocratique de la représentativité portée par les institutions républicaines. Les « démocraties représentatives » furent indispensables et constitutives du capitalisme naissant. Elles furent étudiées et mises au point par la bourgeoisie au terme des trois grandes révolutions politiques du 18e siècle : l’anglaise, l’américaine et la française. Des révolutions qui permirent à cette classe montante d’accéder au pouvoir politique tout en calmant les ardeurs du peuple qui aspirait à y avoir sa place. Ainsi, par ses élus issus des divers partis, la démocratie représentative évince indirectement les électeurs et électrices du travail politique et leur enlève le statut de véritables citoyennes et citoyens. La démocratie moderne est devenue avant tout une lutte de partis institutionnalisés pour l’influence du jeu politique parlementaire, amenant une forme de complicité objective de l’ensemble des acteurs, de l’extrême droite jusqu’à l’extrême gauche, à perpétuer une économie prédatrice. Les luttes entre partis se substituent au débat citoyen et vident la citoyenneté de son pouvoir effectif. Pris dans le jeu d’influences mais incapable de remettre en cause le système même, car dépendant de son image et de son attractivité sur le marché électoral, la politique des partis ne sera jamais à la mesure des transformations fondamentales nécessaires aujourd’hui à un changement de paradigme – hormis lors de phases d’autoritarisme et de contrôle aggravés comme on a pu le constater lors de l’épidémie du Covid-19. Comme l’écrit Jérôme Baschet, l’État est bien cet « appareil de capture de la puissance collective […] cette machine à consolider la séparation entre gouvernants et gouvernés, à produire l’absence de peuple afin d’accroître sa soumission à des normes de vie qui aujourd’hui sont celles du monde de l’Économie » 3.
Pour Bookchin, il s’agit dès lors de retourner au vrai sens du politique et de l’autogouvernement :
La politique est plutôt, presque par définition, l’engagement actif de citoyens libres dans la conduite de leurs affaires municipales et dans la défense de leur liberté. On pourrait presque dire que la politique est “l’incarnation” de ce que les révolutionnaires français des années 1790 appelaient le civisme. Le terme politique lui-même contient explicitement le mot grec pour “cité” ou polis, et son usage à Athènes, avec le mot démocratie, évoquait le gouvernement direct de la cité par ses citoyens. […] Chaque association institutionnalisée qui constitue un système pour conduire les affaires publiques – avec ou sans la présence de l’État – est nécessairement un gouvernement 4.
La commune comme nouveau centre de l’exercice politique
S’inspirant d’exemples historiques allant des cantons suisses de la fin du Moyen-Âge à la Commune de Paris et aux anarchistes espagnols de 1936, Bookchin va développer une proposition politique appelée le « municipalisme libertaire » ou « communalisme ». « Municipalisme », car la cellule de base de la vie politique est ramenée à la commune – dans son ensemble si elle est à taille humaine, et subdivisée en quartiers dans le cas contraire. Il s’agit de reconstruire le politique en commençant par ses formes les plus élémentaires, partant des places, des rues, des cités, là où les gens vivent au niveau le plus intime, juste au-delà de la sphère privée.
L’institution centrale de cette politique serait l’assemblée populaire fonctionnant en démocratie directe. C’est-à-dire qu’à la place de partis et d’élections de politicien·ne·s, se verrait instituée une assemblée ouverte à tous les habitant·e·s désirant prendre part à la gestion de leur lieu de vie. Dans ces assemblées, on se rencontre, on débat, on prend des décisions sur des points annoncés à l’ordre du jour, chacun peut proposer des lois, etc. Les assemblées communales au sein du communalisme se veulent autonomes politiquement. Elles rédigent leur constitution municipale sur les droits et libertés des citoyens et sur ses modes de fonctionnement. C’est le lieu d’exercice du pouvoir en commun qui élit pour faire appliquer ses décisions des délégués strictement mandatés et révocables à tout moment. Le pouvoir se veut ainsi rotatif pour éviter la spécialisation et en faciliter l’accès à tout le monde. Chargées de l’administration, ces personnes mandatées se voient désignées pour une période définie et n’ont pas de pouvoir en soi, si ce n’est celui de respecter les décisions prises en assemblée. Un concept qui reprend celui que décrivait Marx dans La guerre civile en France à propos de la Commune de Paris :
Toute la farce des mystères de l’État et les prétentions de l’État furent éliminées par des communes formées essentiellement par de simples travailleurs […] qui réalisaient leurs tâches publiquement, humblement à la lumière du jour, sans prétention d’infaillibilité, sans se cacher derrière les fastes ministériels, sans avoir honte de confesser leurs erreurs et de les corriger. Ils transformèrent les fonctions publiques en fonctions réelles des travailleurs, au lieu qu´elles soient les attributs occultes d´une caste spécialisée.
L’assemblée garde le contrôle sur l’application des votes et leur réalisation : si la personne désignée ne remplit pas correctement le mandat décidé en plénière, elle peut être démise de ses fonctions et remplacée. Il n’y a pas de chèque en blanc comme dans le système électoral. Les décisions de l’assemblée ont force d’engagement et le mandat est vérifié et corrigé s’il le faut, le tout toujours en commun et avec une forme d’implication de toutes et tous.
La vie municipale devient alors une école en soi et constitue un lieu d’apprentissage constant pour la formation des citoyennes et des citoyens, où la pratique corrige la théorie. Les communes deviennent des auto-institutions permanentes de prises de décision, que l’on peut remettre en cause si besoin, et aussi des lieux où les habitant·e·s manient les affaires civiques et régionales plus complexes. C’est bien dans la démocratie directe en face-à-face que se loge tout le sens du mot « politique ». Une optique où il devient bien plus un processus de formation citoyenne qu’une fonction de pouvoir en soi. Bookchin écrit :
Le développement de la citoyenneté doit devenir un art et pas simplement une forme d’éducation – et un art créateur au sens esthétique qui fasse appel au désir profondément humain d’expression de soi au sein d’une communauté politique pleine de sens. Ce doit être un art personnel grâce auquel chaque citoyen est pleinement conscient du fait que sa communauté confie sa destinée à sa probité morale et à sa rationalité. Si l’autorité idéologique de l’étatisme repose sur la conviction que le citoyen est un être incompétent, quelquefois infantile et généralement peu digne de confiance, la conception municipaliste de la citoyenneté repose, elle, sur la conviction exactement contraire. Chaque citoyen devrait être considéré comme compétent pour participer directement aux “affaires de l’État” et surtout, ce qui est le plus important, il devrait être encouragé à le faire. Il faudrait fournir tous les moyens destinés à favoriser une participation complète, comprise comme un processus pédagogique et éthique qui transforme la capacité latente des citoyens en une réalité effective 5.
Le but du communalisme aspire finalement par l’intégration politique, à la fin des dominations non légitimes et par conséquent à la constitution d’une société autogérée et non hiérarchique. Pour l’écologie sociale plus que « d’agir localement et penser globalement », il s’agit de reprendre possession de nos vies dans leur intégrité, sans déléguer et en s’épanouissant autant dans la création collective que personnelle.
De la décentralisation au confédéralisme
Voici les questions que soulève d’emblée le communalisme : où sommes-nous le mieux placés, à la fois pour appréhender le monde, ses contradictions et y remédier si ce n’est au niveau local ? Partant de là, du lieu que l’on habite, en se posant la question des dépendances, de notre approvisionnement, de notre qualité de vie, qui donc, dans ce monde globalisé, pourrait passer sous silence les exactions locales se déroulant à l’autre bout du monde ? Dès le départ, le projet de l’écologie sociale s’est inscrit dans le courant de pensée des tenants d’une décentralisation de la société. Face à l’État-nation et son administration centralisée et homogène, il est question d’un retour à une gestion à partir du bas, avec une production non plus considérée en termes de rentabilité, mais au plus proche de son espace d’utilisation.
Bookchin s’inscrit très tôt dans les pas d’urbanistes critiques de l’étalement urbain, comme Lewis Mumford, qui fut un de ses mentors, mais aussi Erwin Anton Gutkind 6. Une tradition qui a toujours été forte auprès des écologistes autant que des anarchistes et qu’on retrouve poursuivie par des ouvrages comme Small is beautiful de Schumacher ou Bolo’bolo, du Suisse P.M.
Le principe, posé dès ses premiers essais, notamment Crisis in our Cities en 1965, présente le besoin d’un retour à des communautés à échelle humaine et adaptées à leur environnement proche. Un principe qui part d’un constat : les villes, à force de s’étendre, ont perdu leur logique, leur relation directe avec celles et ceux qui l’habitent. Elles se sont distanciées de leur caractère communautaire pour voir déteindre sur elles le monde de l’économie : gérées comme des entreprises, les cités se retrouvent en concurrence les unes avec les autres, doivent dégager du profit et deviennent même de plus en plus spécialisées – « simplifiées » dira Bookchin : « Les écosystèmes complexes qui constituent les diverses régions des continents disparaissent sous une organisation qui fait de nations entières des entités économiques rationalisées, simples étapes de la chaîne de production planétaire » 7.
Avec la perte de repères et d’identité des villes, leur « sens » humain a également disparu. Des agglomérations et des régions entières se sont vues ainsi dépersonnalisées, rendues à l’état d’espace urbain rationalisé. Les citoyennes et citoyens ne sont plus parties prenantes et agissantes en son sein, mais simples contribuables, consommateurs·trices passifs, devant faire tourner la machine économique citadine et payer leurs impôts. Il n’y a plus de maîtrise (ni même de compréhension), de cet espace, de comment il fonctionne, de ses flux et dépendance, de comment l’entretenir ou comment y prendre part.
L’écologie sociale va dès lors plaider pour renouer avec un espace de vie porteur de sens. Il s’agit de mettre fin à l’opposition entre le centre (lieu d’activités) et la périphérie (lieu dortoir) et revenir à une forme mixte entre la ville et la campagne. Il s’agit de faire rentrer cette dernière au cœur des cités et montrer clairement les interactions et l’interdépendance entre notre environnement direct et nos vies.
Décentraliser la société vise un effet aussi bien écologique que social : moins de déplacements, des circuits courts d’approvisionnement, une production à visée locale et planifiée en fonction des besoins, avec moins de pertes, etc. Il s’agit de créer une économie à petite et moyenne échelle dévolue à la satisfaction des besoins réels des habitant·e·s qu’elle recouvre et auxquels celles et ceux-ci prennent directement part. Cette économie locale sera facilitée par deux phénomènes s’épaulant l’un l’autre. En premier lieu, la proximité et l’entraide dans les tâches avec le développement d’une « économie morale » faisant disparaître la séparation entre producteurs et consommateurs par l’établissement de lien direct et d’un pouvoir d’influencé la production (comme, par exemple, cherchent à l’établir les AMAP). Et en second lieu, la recherche d’une mise en commun des moyens de production. Il s’agit à terme de mettre fin à la propriété privée des moyens de production en la municipalisant et en la sortant du marché 8.
Surtout, cette recréation d’espaces urbains à taille humaine représente un enjeu politique fondamental : elle permet la démocratie directe de face-à-face décrite précédemment. Ce n’est que par un changement d’échelle physique et politique que le champ démocratique peut retrouver le sens premier qui est le sien, à savoir la participation directe des citoyennes et citoyens aux prises de décision : un retour à l’autogestion et une mainmise sur ce qui concerne et influe directement sur nos vies quotidiennes.
Néanmoins, le développement de quartiers et villages autogérés ne représente pas aux yeux de Bookchin une fin en soi. Il se défend même ardemment d’être partisan du localisme, d’un biorégionalisme ou tout autre retour à des communautés indépendantes et coupées les unes des autres. La tradition est anarchiste et se revendique de l’héritage fédéraliste de Proudhon bien plus que d’une utopie autonomiste autosuffisante :
Premièrement, je tiens à préciser que le municipalisme libertaire n’est pas du “localisme” – ce qui, je le précise, pourrait facilement conduire à une régression culturelle et à un esprit de clocher réactionnaire et qui, à toutes fins utiles (heureusement !), est économiquement impossible pour la plus grande partie du monde. Non, je ne suis pas localiste mais confédéraliste, plus précisément un confédéraliste municipal, cela signifie que les assemblées populaires formées dans les quartiers seraient reliées entre elles par des délégués (et non des représentants !) au travers de conseils confédéraux et, de là, de conseils régionaux, nationaux et continentaux, dont chacun aurait des pouvoirs administratifs de plus en plus limités 9.
Être autonome politiquement ne signifie pas en effet d’être entouré de murs et coupé du monde ni atteindre l’autarcie. En raison des disparités de répartition des ressources et des possibilités de production, aucune municipalité, aussi libertaire soit-elle, ne peut fonctionner en vase clos – en particulier au sein d’un océan capitaliste 10. Cette réalité doit au contraire pousser ces communes à se fédérer avec celles, voisines ou non, partageant leurs vues et prêtes à fonctionner ensemble démocratiquement au travers de liens de solidarité et d’échanges qu’ils leur appartiennent de définir.
Le projet politique communaliste cherche à développer un vaste réseau organisé de communes libres – une « Communauté de communes » pour reprendre les termes de Bookchin – se coordonnant entre elles pour les échanges économiques, la production énergétique, le partage d’infra-structures à large rayonnement comme les hôpitaux, les universités, etc. Une coordination politique de fait indispensable pour répondre aux besoins des populations et assurer l’approvisionnement des biens et services indispensables. Le système suit dès lors la forme confédérale d’un réseau d’interrelations, avec des échelons politiques locaux, puis régionaux alliant plusieurs communes, et supra-régionaux, regroupant plusieurs régions. Chaque étage reproduit le modèle local et possède sa propre assemblée où sont prises les décisions demandant une réponse à cette échelle géographique.
Si on peut malgré tout parler d’autonomie politique des communes, c’est que toutes les décisions sont débattues au niveau le plus bas, discutées en face-à-face au niveau local. Une partie de ces décisions sont cependant relayées selon leur portée aux parlements des niveaux supérieurs, comme prises de position de la commune sur une question donnée. Mais plus on monte dans les échelons, plus on a affaire à une coordination. Le gros de la gestion quotidienne restant localisé. La mise en œuvre des décisions, ce qui relève aujourd’hui des exécutifs, reste du ressort des communautés locales.
Ce point mérite d’être appuyé : la démarche confédérale se montre primordiale pour comprendre et faire fonctionner un modèle politique communaliste. La solidarité et l’entraide issues du lien fédéral se révèlent indispensables pour permettre aux communes démocratiques de survivre, notamment car tôt ou tard elles auront à s’opposer au modèle dominant que représentent l’État-nation et l’économie de marché capitaliste. Elles doivent consciemment devenir une force capable de résister à la réaction qui ne manquera pas de venir des États et des grandes corporations à leur encontre face à leur prise d’autonomie. Le communalisme crée de facto une situation dans laquelle les deux pouvoirs – les confédérations municipales et l’État-nation – ne peuvent coexister, et où l’un doit tôt ou tard supplanter l’autre. L’espoir de mettre en échec l’État-nation et ses sicaires consiste à ce que cette dynamique de construction démocratique et d’entraide se développe, se répande et devienne un réel contre-pouvoir populaire.
Donner vie à un mouvement international
Le gouvernement alternatif que vise à créer le communalisme est et doit rester porteur d’un projet véritablement libertaire. S’il se déclare garant d’un monde plus juste et respectueux de la nature humaine et de l’environnement, il doit être apte à le défendre face aux forces réactionnaires et conservatrices de toutes sortes qui s’opposeront à lui, par crainte de perdre une position dominante de pouvoir ou d’influence. Et ce contrepoids ne peut être atteint que par la mise sur pied d’un mouvement politique à grande échelle, décentralisé mais non isolé.
Pour cette raison, le communalisme dans sa stratégie pour la transition pointe sur le besoin fondamental de création non d’un parti mais d’un mouvement politique qui toucherait bien au-delà de la sphère parlementaire.
Il existe ainsi dans le monde entier des communautés dont la solidarité permet d’imaginer une nouvelle politique fondée sur un municipalisme libertaire, et qui pourraient finalement constituer un contre-pouvoir à l’État-nation.
J’aimerais insister sur le fait que cette approche suppose que nous parlions bien d’un véritable mouvement, et non de cas isolés où les membres d’une seule communauté prendraient le contrôle de leur municipalité et la restructuraient sur la base d’assemblées de quartier. Elle suppose d’abord l’existence d’un mouvement qui transformera les communautés l’une après l’autre et établira entre les municipalités un système de relations confédérales, un mouvement qui constituera un véritable pouvoir régional 11.
Le municipalisme libertaire se veut ainsi révolutionnaire sur le fond plus que sur la forme : il ne compte pas sur la réussite d’un soulèvement populaire dont émergeraient ensuite les nouvelles institutions démocratiques. Les exemples passés et récents ont continuellement prouvé la confiscation du pouvoir par les élites et la non-réalisation des idéaux ayant fait naître les révolutions. On peut en revanche dès à présent chercher à créer un nouveau modèle politique confédéral, en marge des anciennes structures.
Au niveau local, l’enjeu n’est pas d’atteindre la mairie par une élection politique, mais de vider les institutions de leur sens, de leur légitimité, par l’autogestion et une réappropriation populaire des pouvoirs publics. La stratégie est celle du double pouvoir, qui vise à créer des assemblées démocratiques de quartier, de villes et de villages au sein du modèle politique actuel et au départ sans légitimation officielle 12. L’assemblée citoyenne doit par son fonctionnement même concurrencer les institutions en place, et arriver à un point où les élus officiels deviennent non plus des gens qui gouvernent une population, mais des représentants gouvernés par celle-ci. De représentants de partis, les élus encore en place deviendraient les représentants de l’assemblée populaire, simples mandataires des prises de position de celle-ci qu’ils sont tenus de relayer auprès du pouvoir officiel. En décentralisant la politique, il ne s’agit pas, on le comprend, de prendre le pouvoir, mais de le grignoter, le répartir et empêcher sa concentration entre un petit nombre de mains.
Certes, la tâche est immense et les obstacles nombreux. Après des décennies de démocratie représentative et libérale, et de domination politique par le monde économique et les forces du marché capitaliste, la réinsertion de la démocratie directe et du confédéralisme demande un désenclavement de nos imaginaires politiques, qui aujourd’hui semble bien éloigné de nos préoccupations quotidiennes. Néanmoins, depuis plusieurs années, la vision confédérale libertaire promue par Bookchin fait son chemin et trouve des échos sur plusieurs continents. L’an dernier, depuis le Chiapas, le sous-commandant insurgé Moises s’adressait au monde en ces termes rassembleurs :
La sexta et les réseaux, nous vous appelons pour commencer d’ores et déjà l’analyse et la discussion en vue de la formation d’un Réseau international de résistance et de rébellion, Pôle, Noyau, Fédération, Confédération ou comme vous voudrez l’appeler, basé sur l’indépendance et l’autonomie de ceux qui le forment, renonçant explicitement à l’hégémonie et à l’homogénéité, où la solidarité et le soutien mutuels soient inconditionnels, où l’on partage les expériences bonnes et mauvaises de la lutte de chacun, et où l’on travaille dans la diffusion des histoires d’en bas à gauche 13.
Un appel émis dans leurs propres termes par les Kurdes du Rojava, dans leur recherche à nouer des relations politiques pas seulement avec leurs voisins, mais aussi avec des groupes internationaux comme les Zapatistes, ou les Gilets jaunes en France :
Dans ce sens, l’appel de Commercy, que nous avons aussi relayé, a été pour nous une source d’espoir et un signe que le mouvement pouvait mener à cette “chose très importante, que partout le mouvement des gilets jaunes réclame sous diverses formes, bien au-delà du pouvoir d’achat !”, à ce “pouvoir au peuple, par le peuple, pour le peuple”.
C’est ce qui s’expérimente maintenant ici au Rojava, où les différents peuples s’organisent sans État-nation, à partir des assemblées démocratiques des communes, au sein d’un système appelé le confédéralisme démocratique 14.
Le temps nous est compté, donc la stratégie compte. Devons-nous nous lancer dans l’action pour l’action pour des résultats rapides, voire immédiats ? Nous pensons qu’on ne peut objectivement faire l’économie d’une construction réfléchie, qui ne peut que prendre du temps pour être bien implantée. Il ne s’agit pas que d’un changement politique, il s’agit d’un changement de paradigme de société, y compris de cette part si profondément ancrée en nous-mêmes. C’est un processus continu, qui cherche à donner forme et corps au mal-être généralisé, à la soumission si profondément intégrée et la croyance que l’existant demeure le seul horizon valable. Les protestations, bien que porteuses de prise de conscience collective, se font en fonction de ce à quoi elles s’opposent, et non a priori vers un objectif politique déterminé. La spontanéité est un phénomène important, mais face à la capacité répressive de l’État, elle est trop souvent vouée à l’éphémère, en particulier si elle n’arrive pas élargir sa portée de réflexion. En revanche, intégré dans un mouvement, son influx représente un souffle vital. De là, la nécessité d’élaborer une stratégie pour un mouvement souple et organisé : « sans une organisation clairement définissable, un mouvement risque de tomber dans la tyrannie de l’absence de structure », prévient à juste titre Bookchin.
Ce n’est que lorsque ces assemblées populaires et leurs conseils communaux seront bien structurés et fédérés dans divers champs territoriaux qu’elles seront en mesure de se substituer aux administrations d’État. Et ce n’est que dans ce contexte d’un mouvement révolutionnaire mature, intégré dans une solidarité forte et internationale que nous serons en mesure de renverser ce système mortifère et le subvertir par la dynamique du vivant. Ainsi que le déclare Öcalan : « Le concept d’autodéfense ne renvoie pas à une organisation armée ni à un statut militaire mais à une organisation de la société : de quoi lui permettre de se protéger, dans tous les domaines en mobilisant toutes les organisations »15. C’est cette société résiliente et protectrice dans le sens du soin et du soutien qu’elle apporte aux gens, au vivant, comme aux choses, que l’écologie sociale appelle de ses vœux. Bien sûr, les bases de l’alliance restent à définir. Elles se feront en prenant en compte les besoins actuels les plus pressants de chaque entité et ce qu’elle a à offrir en retour – et en créant entre elles un lien d’échange privilégié. Un réseau, situé hors de la concurrence, de la recherche du profit et de l’impératif de croissance.
On ne s’épargnera pas pour autant l’autocritique des enseignements de l’Histoire. Le siècle dernier a vu fleurir, puis périr, les idéologies politiques. Dans le monde post-soviétique qui est le nôtre, les appels à la création d’un mouvement, une Internationale de communes ou toute autre appellation renvoyant à une forme idéologique définie peuvent légitimement amener leur lot de critiques. Le communalisme ne doit pas devenir une nouvelle idéologie dogmatique, une utopie se révélant liberticide plutôt que libératrice. L’indépendance politique des communes, les libertés qui leur sont laissées, doit garantir les particularités locales, les différences et l’hétérogénéité de ses parties prenantes. L’assemblée doit permettre l’expression des divergences ainsi que la prise en compte des besoins et particularités de chacun. Toutes et tous ensemble, toutes et tous différents, unis internationalement, fonctionnant localement. Ce sera aussi là la force du modèle face à celui proposé par l’État-nation, comme le rappellent là encore les Kurdes du Rojava :
Pour achever cela, il est plus que jamais nécessaire de briser une fois pour toutes le mythe de l’État-nation, celui d’une fausse unité républicaine. Il faut abattre les frontières qui nous séparent bien sûr mais aussi retrouver la capacité de revendiquer des identités multiples, immigrées, de faire revivre nos cultures, nos langues “régionalisées” 16.
La prise en compte de la diversité demeure le seul garde-fou qui tienne. L’apport du projet localisé confédéral consiste justement dans la marge de manœuvre et d’autogestion offerte à chacune de ses composantes. Les différences culturelles et identitaires doivent pouvoir s’exprimer en son sein pour faire vivre un ensemble hétérogène.
Identités locales, union globale. Au-delà du modèle politique, le municipalisme libertaire ne tiendra ses promesses que s’il parvient, dans un même temps, à revoir le fondement même de nos existences. Par cette exigence, il tente de développer et d’élargir un processus politique de démocratie directe, de gagner l’esprit des gens, même avant que ses institutions ne soient établies. On aime à rappeler le sens profond du mot « radical », qui vient de racine. Des racines qui partent de la terre, faites de multiples ramifications qui, ensemble, viennent alimenter un arbre et ses fruits. Ce sont ces derniers que le mouvement confédéral espère voir mûrir.