de Murray Bookchin paru aux éditions Lux Editeur en 2023
Murray Bookchin, théoricien libertaire américain et père de l’écologie sociale, est connu pour son travail sur les interconnexions entre écologie et lutte sociale. Dans « Les anarchistes espagnols : Les années héroïques (1868-1936) », publié en 2023 par Lux Éditeur, il nous offre une analyse détaillée de l’évolution du mouvement anarchiste en Espagne, depuis ses origines jusqu’à l’éclatement de la guerre civile. Cette recension examine les thèmes de l’œuvre, ses résonances avec la situation contemporaine et les leçons que peuvent en tirer les militants écologistes et communalistes du XXIe siècle.
Une histoire de lutte et d’émancipation collective
L’ouvrage retrace les « années héroïques » du mouvement anarchiste espagnol, période marquée par une série d’insurrections ouvrières et paysannes, qui ont cherché à renverser le capitalisme, l’État et toute forme de hiérarchie. Bookchin met en lumière le rôle central des syndicats anarcho-syndicalistes, en particulier la CNT (Confédération nationale du travail), et leur engagement pour une société fondée sur l’autogestion, la démocratie directe et le fédéralisme libertaire.
L’importance du contexte socio-économique et géographique espagnol, avec des structures économiques agraires et une classe ouvrière urbaine en formation, est essentielle pour comprendre pourquoi l’Espagne est devenue un terreau fertile pour l’anarchisme. L’œuvre de Bookchin décrit avec brio la manière dont les idées anarchistes se sont enracinées dans cette réalité sociale et comment elles ont mobilisé des centaines de milliers de travailleurs et paysans.
Parallèles avec la situation contemporaine
Les luttes actuelles et/ou à venir pour l’écologie sociale et le communalisme peuvent tirer de nombreux enseignements de ces mouvements du passé. Le contexte actuel est marqué par une urgence écologique croissante (effondrement de la biodiversité et dérèglement climatique sans préc édent dans notre ère), des crises politiques et économiques globales. De la même manière que l’anarchisme espagnol a émergé en réponse aux inégalités et à l’oppression de l’époque, les mouvements écologistes et communalistes se structurent aujourd’hui face à la dégradation environnementale et aux dysfonctionnements induits et intrinsèques au capitalisme et aux institutions étatiques.
Un parallèle frappant réside dans la capacité des anarchistes espagnols à s’organiser au niveau local tout en nourrissant une vision globale d’émancipation. Ce fédéralisme et cette action décentralisée sont des éléments clés que les militants écologistes d’aujourd’hui pourraient intégrer dans leur stratégie. Le modèle communaliste de Bookchin repose sur des communes autonomes et autogérées, fédérées au niveau local et confédérées au niveau supra-local dans une société libre et écologique. La pratique de la démocratie directe et des assemblées populaires, que les anarchistes espagnols ont expérimentée, offre une source d’inspiration pour ceux qui cherchent à dépasser le cadre de la « démocratie » représentative contemporaine.
Alors quelles leçons concrêtes pour les militants communalistes du XXIe siècle ?
1. Action locale et vision globale : Les anarchistes espagnols ont su articuler une vision révolutionnaire globale tout en agissant à l’échelle locale, en particulier dans le monde rural. Les militants d’aujourd’hui, en particulier les communalistes, pourraient s’inspirer de cette approche. En mettant en place des communes écologiques sur la base d’initiatives locales d’autonomie et d’autogestion, ils peuvent ainsi à la fois répondre aux besoins immédiats des communautés et préparer la voie vers un changement de paradigme plus large.
2. Syndicalisme et auto-organisation : Le rôle des syndicats anarcho-syndicalistes, tels que la CNT, souligne l’importance de s’organiser au sein des milieux de travail et des communautés. Les mouvements actuels pourraient adapter ces modèles à leurs réalités, en créant des réseaux d’entraide, de soutien mutuel et de résistance aux institutions qui perpétuent la crise écologique et sociale.
3. Démocratie directe et confédéralisme : La mise en pratique de la démocratie directe, expérimentée par les anarchistes espagnols dans les collectivités autogérées, montre qu’un autre modèle politique est possible. Les communalistes doivent promouvoir et expérimenter des formes alternatives d’auto-gouvernement à partir de communes locales fédérées, tout en luttant contre les institutions étatiques centralisées.
4. Anticapitalisme et écologie : Comme les anarchistes espagnols, les militants écologistes d’aujourd’hui doivent reconnaître que le capitalisme est intrinsèquement lié à l’exploitation des ressources naturelles et des individus. Le communalisme, avec son modèle décentralisé, éthique et soutenable, représente une alternative à ce système destructeur.
Faire progresser l’idée dans les consciences et agir ici et maintenant
Pour diffuser l’idée de l’écologie sociale et du communalisme et les ancrer dans les pratiques, il est nécessaire d’adopter une approche à plusieurs niveaux :
1. Éducation et sensibilisation : Il est essentiel de mettre l’accent sur l’éducation populaire pour sensibiliser les individus aux liens entre écologie, justice sociale et démocratie directe. Cela peut se faire à travers des campagnes, des conférences et des ateliers communalistes.
2. Mise en place d’expériences locales : Créer des « projets pilotes » de communes autogérées à petite échelle permet de démontrer que des alternatives concrètes existent et qu’elles sont viables. Ces projets doivent être accompagnés de pratiques démocratiques participatives, visant à recréer des citoyens (au sens ancien du terme) et les rendre acteurs de la gestion de leur propre environnement.
3. Réappropriation des espaces communs : Les militants communalistes peuvent commencer par des actions locales de réappropriation des biens communs, que ce soit à travers l’agriculture urbaine, les coopératives ou les espaces communautaires. Ces initiatives servent de bases pour construire des institutions autonomes, indépendantes du capitalisme et de l’État.
4. Réseaux, fédérations et confédération : Enfin, comme les anarchistes espagnols ont fédéré leurs luttes au niveau national, les militants d’aujourd’hui doivent créer des réseaux internationaux de communes et de mouvements écologistes. Cela permet d’amplifier l’impact local et de mutualiser les savoirs et les ressources selon le principe du confédéralisme démocratique.
Quelles sont les principaux dangers que nous devrons surmonter ?
1. La cooptation-récupération par les institutions étatiques et les partis politiques
L’un des principaux dangers pour tout mouvement révolutionnaire est la cooptation et/ou sa récupération par les institutions étatiques ou les partis politiques. L’histoire regorge d’exemples où des mouvements sociaux ont été absorbés par des partis réformistes ou par des institutions de l’État, perdant ainsi leur radicalité et leur autonomie.
– Exclure la participation électorale sous le cadre étatique : Participer aux élections dans des États centralisés risque de canaliser l’énergie militante vers des objectifs réformistes et institutionnels plutôt que révolutionnaires. Le communalisme prône une transformation par le bas, via des assemblées populaires et des structures locales autonomes. Une implication dans la politique représentative classique pervertira fatalement cette idée en la soumettant aux contraintes de la gouvernance étatique centralisée.
– Résistance à la centralisation du pouvoir : L’histoire de la guerre civile espagnole montre comment la CNT et d’autres syndicats révolutionnaires ont été en partie neutralisés en entrant dans les structures de gouvernance républicaines. Pour éviter cela, les communes doivent toujours se méfier de la centralisation du pouvoir et privilégier la décentralisation radicale, en créant des réseaux horizontaux entre communes plutôt que des structures pyramidales.
2. Le réformisme des syndicats institutionnalisés
Les syndicats réformistes, qui acceptent les règles du jeu institutionnel, peuvent diluer la radicalité des mouvements en cherchant à obtenir des concessions limitées plutôt qu’un changement systémique.
– Garder une base militante et autonome : Les syndicats anarcho-syndicalistes en Espagne ont initialement cherché à maintenir une distance vis-à-vis de l’État et des syndicats réformistes. Les militants communalistes doivent veiller à ce que leurs organisations restent indépendantes de l’État et des grandes structures syndicales bureaucratiques, afin d’éviter une compromission de leurs idéaux.
– Rejet du corporatisme : Il est important que les mouvements communalistes ne se concentrent pas uniquement sur des revendications sectorielles (travail, logement, etc.), mais qu’ils les relient toujours à un projet global d’émancipation et de transformation écologique et sociale. Il faut éviter les luttes uniquement réformistes qui fragmentent et dépolitisent le mouvement.
3. La bureaucratisation interne
Un des écueils rencontrés par de nombreux mouvements révolutionnaires est la tendance à la bureaucratisation de leurs structures internes. Cela conduit à une perte de la démocratie directe et à la création d’une nouvelle élite dirigeante, ce qui est totalement contradictoire avec les idéaux de l’écologie sociale et donc avec ceux des communalistes.
– Préservation de la démocratie directe : Le communalisme doit impérativement s’organiser autour de structures de démocratie directe où les décisions sont prises par les assemblées populaires et non par des représentants permanents. Les mandats tournants et révocables doivent être privilégiés pour éviter la formation d’une bureaucratie professionnalisée au sein du mouvement.
– Culture anti-hiérarchique : Il est crucial de cultiver une culture d’égalité radicale, qui empêche l’émergence de leaders charismatiques ou de structures hiérarchiques au sein du mouvement. Le danger de créer une nouvelle élite révolutionnaire est bien réel si les militants ne sont pas vigilants sur ce point.
4. Fragmentation et isolement local
Un autre danger majeur est que les projets communaux restent trop isolés les uns des autres, se concentrant uniquement sur des initiatives locales sans articuler une vision globale de transformation sociale. Cette fragmentation peut mener à l’épuisement ou à une récupération plus facile par des pouvoirs locaux.
– Fédéralisme libertaire : L’histoire des anarchistes espagnols montre l’importance de fédérer les initiatives locales pour constituer un réseau solidaire. Le communalisme doit constamment chercher à établir des liens horizontaux entre communes et à créer une forme d’internationalisme communaliste via le confédéralisme démocratique, de manière à éviter l’isolement et à rendre le mouvement plus résistant à la récupération.
– Articulation locale et globale : Bien que l’ancrage local soit crucial, il est important que chaque commune fasse partie d’un projet plus large, qu’il s’agisse de réseaux nationaux ou internationaux. Cela permet de renforcer la solidarité entre les luttes et d’inscrire les initiatives locales dans un cadre systémique de transformation.
5. Perte de la perspective révolutionnaire
Un danger subtil, mais crucial, est la tendance à renoncer à l’idéal révolutionnaire en échange de gains immédiats ou de réformes progressives. L’expérience espagnole montre que, lorsqu’un mouvement abandonne son objectif révolutionnaire pour des compromis à court terme, il devient vulnérable à la récupération par les forces modérées ou réactionnaires.
– Conserver l’utopie comme horizon : Les mouvements communalistes doivent constamment rappeler que leurs actions locales s’inscrivent dans un projet plus vaste de transformation systémique. Ils doivent être prêts à résister aux tentations réformistes qui pourraient diluer la portée de leur combat.
– Expérimentation radicale : Pour éviter de tomber dans le réformisme, le mouvement communaliste doit encourager des expérimentations sociales radicales, qui transforment non seulement les structures politiques, mais aussi les modes de production, de consommation et les relations humaines (coopératives, économies circulaires, nouvelles formes de solidarité).
En conséquence le mouvement communaliste vers l’écologie sociale doit maintenir une vigilance constante pour ne pas tomber dans les pièges de la récupération par l’État, les partis politiques, ou les syndicats réformistes. Cela nécessite une autonomie organisationnelle, une démocratie radicale interne, et une articulation permanente entre les luttes locales et une vision globale de transformation sociale.
Les leçons du mouvement anarchiste espagnol montrent que la clé pour éviter la perversion du projet réside dans la capacité à maintenir une cohérence révolutionnaire et à refuser toute compromission avec les structures du pouvoir centralisé. Ce faisant, les militants communalistes peuvent espérer construire un mouvement pérenne, en phase avec les défis écologiques et sociaux du XXIe siècle.
En conclusion, le livre de Murray Bookchin sur les anarchistes espagnols offre une riche source d’inspiration pour les mouvements écologistes actuels et le mouvement communaliste en devenir. Les leçons de l’anarchisme espagnol, viennent enrichir celles de la Commune de Paris et montrent que l’émancipation est possible à travers une organisation locale décentralisée, la solidarité et la démocratie directe. Dans un contexte de crises écologiques et sociales, il est urgent de traduire ces idées dans des actions concrètes pour transformer la société depuis la base, avec des communes autonomes comme point de départ vers une société écologique, solidaire et libre.
Pour approfondir le sujet, …
- Guerre sociale en Espagne
- Révolution et collectivisations en Espagne (1936-1937)
- La Colonne Durruti in vivo
Les années héroïques (1868-1936)
Murray Bookchin
- Traduit de l’anglais par Nicolas Calvé
Collection : Instinct de liberté
Parution en Amérique du Nord : 24 août 2023
Parution en Europe : 20 octobre 2023
Nombre de pages: 416